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Date de création : 07.05.2008
Dernière mise à jour :
30.06.2017
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J’avais douze ans; elle en avait bien seize.
Elle était grande, et, moi, j’étais petit.
Pour lui parler le soir plus à mon aise,
Moi, j’attendais que sa mère sortit;
Puis je venais m’asseoir près de sa chaise
Pour lui parler le soir plus à mon aise.
Que de printemps passés avec les fleurs!
Que de feux morts, et que de tombes closes!
Se souvient-on qu’il fut jadis des coeurs?
Se souvient-on qu’il fut jadis des roses?
Elle m’aimait. Je l’aimais. Nous étions
Deux purs enfants, deux parfums, deux rayons.
Dieu l’avait faite ange, fée et princesse.
Comme elle était bien plus grande que moi,
Je lui faisais des questions sans cesse
Pour le plaisir de lui dire: Pourquoi?
Et, par moments, elle évitait, craintive,
Mon oeil rêveur qui la rendait pensive.
Puis j’étalais mon savoir enfantin,
Mes jeux, la balle et la toupie agile;
J’étais tout fier d’apprendre le latin;
Je lui montrais mon Phèdre et mon Virgile;
Je bravais tout; rien ne me faisait mal;
Je lui disais: Mon père est général.
Quoiqu’on soit femme, il faut parfois qu’on lise
Dans le latin, qu’on épèle en rêvant;
Pour lui traduire un verset, à l’église,
Je me penchais sur son livre souvent.
Un ange ouvrait sur nous son aile blanche
Quand nous étions à vêpres le dimanche.
Elle disait de moi: C’est un enfant!
Je l’appelais mademoiselle Lise;
Pour lui traduire un psaume, bien souvent,
Je me penchais sur son livre à l’église;
Si bien qu’un jour, vous le vîtes, mon Dieu!
Sa joue en fleur toucha ma lèvre en feu.
Jeunes amours, si vite épanouies,
Vous êtes l’aube et le matin du coeur.
Charmez l’enfant, extases inouïes!
Et, quand le soir vient avec la douleur,
Charmez encor nos âmes éblouies,
Jeunes amours, si vite évanouies!
Elle disait: C’est vrai, j’ai tort de vouloir mieux;
Les heures sont ainsi très-doucement passées;
Vous êtes là; mes yeux ne quittent pas vos yeux,
Où je regarde aller et venir vos pensées.
Vous voir est un bonheur; je ne l’ai pas complet.
Sans doute, c’est encor bien charmant de la sorte!
Je veille, car je sais tout ce qui vous déplaît,
A ce que nul fâcheux ne vienne ouvrir la porte;
Je me fais bien petite, en mon coin, près de vous;
Vous êtes mon lion, je suis votre colombe;
J’entends de vos papiers le bruit paisible et doux;
Je ramasse parfois votre plume qui tombe;
Sans doute, je vous ai; sans doute, je vous voi.
La pensée est un vin dont les rêveurs sont ivres,
Je le sais; mais, pourtant, je veux qu’on songe à moi.
Quand vous êtes ainsi tout un soir dans vos livres,
Sans relever la tête et sans me dire un mot,
Une ombre reste au fond de mon coeur qui vous aime;
Et, pour que je vous voie entièrement, il faut
Me regarder un peu, de temps en temps, vous-même.
À MES ENFANTS
Puisque déjà l’épreuve aux luttes vous convie,
Ô mes enfants ! parlons un peu de cette vie.
Je me souviens qu’un jour, marchant dans un bois noir
Où des ravins creusaient un farouche entonnoir,
Dans un de ces endroits où sous l’herbe et la ronce
Le chemin disparaît et le ruisseau s’enfonce,
Je vis, parmi les grès, les houx, les sauvageons,
Fumer un toit bâti de chaumes et de joncs.
La fumée avait peine à monter dans les branches ;
Les fenêtres étaient les crevasses des planches ;
On eût dit que les rocs cachaient avec ennui
Ce logis tremblant, triste, humble ; et que c’était lui
Que les petits oiseaux, sous le hêtre et l’érable,
Plaignaient, tant il était chétif et misérable !
Pensif, dans les buissons j’en cherchais le sentier.
Comme je regardais ce chaume, un muletier
Passa, chantant, fouettant quelques bêtes de somme.
Qui donc demeure là ? — demandai-je à cet homme.
L’homme, tout en chantant, me dit : — Un malheureux.-
J’allai vers la masure au fond du ravin creux ;
Un arbre, de sa branche où brillait une goutte,
Sembla se faire un doigt pour m’en montrer la route,
Et le vent m’en ouvrit la porte ; et j’y trouvai
Un vieux, vêtu de bure, assis sur un pavé.
Ce vieillard, près d’un âtre où séchaient quelques toiles,
Dans ce bouge aux passants ouvert, comme aux étoiles,
Vivait, seul jour et nuit, sans clôture, sans chien,
Sans clef ; la pauvreté garde ceux qui n’ont rien.
J’entrai ; le vieux soupait d’un peu d’eau, d’une pomme ;
Sans pain ; et je me mis à plaindre ce pauvre homme.
— Comment pouvait-il vivre ainsi ? Qu’il était dur
De n’avoir même pas un volet à son mur ;
L’hiver doit être affreux dans ce lieu solitaire ;
Et pas même un grabat ! il couchait donc à terre ?
Là, sur ce tas de paille, et dans ce coin étroit !
Vous devez être mal, vous devez avoir froid,
Bon père, et c’est un sort bien triste que le vôtre !
— Fils, — dit-il doucement, — allez en plaindre un autre.
Je suis dans ces grands bois et sous le ciel vermeil,
Et je n’ai pas de lit, fils, mais j’ai le sommeil.
Quand l’aube luit pour moi, quand je regarde vivre
Toute cette forêt dont la senteur m’enivre,
Ces sources et ces fleurs, je n’ai pas de raison
De me plaindre, je suis le fils de la maison.
Je n’ai point fait de mal. Calme, avec l’indigence
Et les haillons, je vis en bonne intelligence,
Et je fais bon ménage avec Dieu mon voisin.
Je le sens près de moi dans le nid, dans l’essaim,
Dans les arbres profonds où parle une voix douce,
Dans l’azur où la vie à chaque instant nous pousse,
Et dans cette ombre vaste et sainte où je suis né.
Je ne demande à Dieu rien de trop, car je n’ai
Pas grande ambition, et, pourvu que j’atteigne
Jusqu’à la branche où pend la mûre ou la châtaigne,
Il est content de moi, je suis content de lui.
Je suis heureux.-
*
xxxxxxxxxxxxxxxx J’étais jadis, comme aujourd’hui,
Le passant qui regarde en bas, l’homme des songes.
Mes enfants, à travers les brumes, les mensonges,
Les lueurs des tombeaux, les spectres des chevets,
Les apparences d’ombre et de clarté, je vais
Méditant, et toujours un instinct me ramène
À connaître le fond de la souffrance humaine.
L’abîme des douleurs m’attire. D’autres sont
Les sondeurs frémissants de l’océan profond ;
Ils fouillent, vent des cieux, l’onde que tu balaies ;
Ils plongent dans les mers ; je plonge dans les plaies.
Leur gouffre est effrayant, mais pas plus que le mien.
Je descends plus bas qu’eux, ne leur enviant rien,
Sachant qu’à tout chercheur Dieu garde une largesse,
Content s’ils ont la perle et si j’ai la sagesse.
Or, il semble, à qui voit tout ce gouffre en rêvant,
Que les justes, parmi la nuée et le vent,
Sont un vol frissonnant d’aigles et de colombes.
*
J’ai souvent, à genoux que je suis sur les tombes,
La grande vision du sort ; et par moment
Le destin m’apparaît, ainsi qu’un firmament
Où l’on verrait, au lieu des étoiles, des âmes.
Tout ce qu’on nomme angoisse, adversité, les flammes,
Les brasiers, les billots, bien souvent tout cela
Dans mon noir crépuscule, enfants, étincela.
J’ai vu, dans cette obscure et morne transparence,
Passer l’homme de Rome et l’homme de Florence,
Caton au manteau blanc, et Dante au fier sourcil,
L’un ayant le poignard au flanc, l’autre l’exil ;
Caton était joyeux et Dante était tranquille.
J’ai vu Jeanne au poteau qu’on brûlait dans la ville,
Et j’ai dit : Jeanne d’Arc, ton noir bûcher fumant
A moins de flamboiement que de rayonnement.
J’ai vu Campanella songer dans la torture,
Et faire à sa pensée une âpre nourriture
Des chevalets, des crocs, des pinces, des réchauds
Et de l’horreur qui flotte au plafond des cachots.
J’ai vu Thomas Morus, Lavoisier, Loiserolle,
Jane Gray, bouche ouverte ainsi qu’une corolle,
Toi, Charlotte Corday, vous, madame Roland,
Camille Desmoulins, saignant et contemplant,
Robespierre à l’oeil froid, Danton aux cris superbes ;
J’ai vu Jean qui parlait au désert, Malesherbes,
Egmont, André Chénier, rêveur des purs sommets,
Et mes yeux resteront éblouis à jamais
Du sourire serein de ces têtes coupées.
Coligny, sous l’éclair farouche des épées,
Resplendissait devant mon regard éperdu.
Livide et radieux, Socrate m’a tendu
Sa coupe en me disant : —— As-tu soif ? bois la vie.
Huss, me voyant pleurer, m’a dit : —— Est-ce d’envie ?
Et Thraséas, s’ouvrant les veines dans son bain,
Chantait : — Rome est le fruit du vieux rameau sabin ;
Le soleil est le fruit de ces branches funèbres
Que la nuit sur nous croise et qu’on nomme ténèbres,
Et la joie est le fruit du grand arbre douleur. —
Colomb, l’envahisseur des vagues, l’oiseleur
Du sombre aigle Amérique, et l’homme que Dieu mène,
Celui qui donne un monde et reçoit une chaîne,
Colomb aux fers criait : — Tout est bien. En avant !
Saint-Just sanglant m’a dit : — Je suis libre et vivant.
Phocion m’a jeté, mourant, cette parole :
— Je crois, et je rends grâce aux Dieux ! — Savonarole,
Comme je m’approchais du brasier d’où sa main
Sortait, brûlée et noire et montrant le chemin,
M’a dit, en faisant signe aux flammes de se taire :
— Ne crains pas de mourir. Qu’est-ce que cette terre ?
Est-ce ton corps qui fait ta joie et qui t’est cher ?
La véritable vie est où n’est plus la chair.
Ne crains pas de mourir. Créature plaintive,
Ne sens-tu pas en toi comme une aile captive ?
Sous ton crâne, caveau muré, ne sens-tu pas
Comme un ange enfermé qui sanglote tout bas ?
Qui meurt, grandit. Le corps, époux impur de l’âme,
Plein des vils appétits d’où naît le vice infâme,
Pesant, fétide, abject, malade à tous moments,
Branlant sur sa charpente affreuse d’ossements,
Gonflé d’humeurs, couvert d’une peau qui se ride,
Souffrant le froid, le chaud, la faim, la soif aride,
Traîne un ventre hideux, s’assouvit, mange et dort.
Mais il vieillit enfin, et, lorsque vient la mort,
L’âme, vers la lumière éclatante et dorée,
S’envole, de ce monstre horrible délivrée. —
Une nuit que j’avais, devant mes yeux obscurs,
Un fantôme de ville et des spectres de murs,
J’ai, comme au fond d’un rêve où rien n’a plus de forme,
Entendu, près des tours d’un temple au dôme énorme,
Une vois qui sortait de dessous un monceau
De blocs noirs d’où le sang coulait en long ruisseau ;
Cette voix murmurait des chants et des prières.
C’était la lapidé qui bénissait les pierres ;
Étienne le martyr, qui disait : — Ô mon front,
Rayonne ! Désormais les hommes s’aimeront ;
Jésus règne. Ô mon Dieu, récompensez les hommes !
Ce sont eux qui nous font les élus que nous sommes.
Joie ! amour ! pierre à pierre, ô Dieu, je vous le dis,
Mes frères m’ont jeté le seuil du paradis !
*
Elle était là debout, la mère douloureuse.
L’obscurité farouche, aveugle, sourde, affreuse,
Pleurait de toutes parts autour du Golgotha.
Christ, le jour devint noir quand on vous en ôta.
Et votre dernier souffle emporta la lumière.
Elle était là debout près du gibet, la mère !
Et je me dis : Voilà la douleur ! et je vins.
— Qu’avez-vous donc, lui dis-je, entre vos doigts divins ?
Alors, aux pieds du fils saignant du coup de lance,
Elle leva sa droite et l’ouvrit en silence,
Et je vis dans sa main l’étoile du matin.
Quoi ! ce deuil-là, Seigneur, n’est pas même certain !
Et la mère, qui râle au bas de la croix sombre,
Est consolée, ayant les soleils dans son ombre,
Et, tandis que ses yeux hagards pleurent du sang,
Elle sent une joie immense en se disant :
— Mon fils est Dieu ! mon fils sauve la vie au monde ! —-
Et pourtant où trouver plus d’épouvante immonde,
Plus d’effroi, plus d’angoisse et plus de désespoir
Que dans ce temps lugubre où le genre humain noir,
Frissonnant du banquet autant que du martyre,
Entend pleurer Marie et Trimalcion rire !
*
Mais la foule s’écrie : — Oui, sans doute, c’est beau,
Le martyre, la mort, quand c’est un grand tombeau !
Quand on est un Socrate, un Jean Huss, un Messie !
Quand on s’appelle vie, avenir, prophétie !
Quand l’encensoir s’allume au feu qui vous brûla,
Quand les siècles, les temps et les peuples sont là
Qui vous dressent, parmi leurs brumes et leurs voiles,
Un cénotaphe énorme au milieu des étoiles,
Si bien que la nuit semble être le drap du deuil,
Et que les astres sont les cierges du cercueil !
Le billot tenterait même le plus timide
Si sa bière dormait sous une pyramide.
Quand on marche à la mort, recueillant en chemin
La bénédiction de tout le genre humain,
Quand des groupes en pleurs baisent vos traces fières,
Quand on s’entend crier par les murs, par les pierres,
Et jusque par les gonds du seuil de sa prison :
Tu vas de ta mémoire éclairer l’horizon ;
Fantôme éblouissant, tu vas dorer l’histoire,
Et, vêtu de ta mort comme d’une victoire,
T’asseoir au fronton bleu des hommes immortels ! -
Lorsque les échafauds ont des aspects d’autels,
Qu’on se sent admiré du bourreau qui vous tue,
Que le cadavre va se relever statue,
Mourant plein de clarté, d’aube, de firmament,
D’éclat, d’honneur, de gloire, on meurt facilement !
L’homme est si vaniteux, qu’il rit à la torture
Quand c’est une royale et tragique aventure,
Quand c’est une tenaille immense qui le mord,
Quand les durs instruments d’agonie et de mort
Sortent de quelque forge inouïe et géante,
Notre orgueil, oubliant la blessure béante,
Se console des clous en voyant le marteau.
Avoir une montagne auguste pour poteau,
Être battu des flots ou battu des nuées,
Entendre l’univers plein de vagues huées
Murmurer : — Regardez ce colosse ! les nœuds,
Les fers et les carcans le font plus lumineux !
C’est le vaincu Rayon, le damné Météore !
Il a volé la foudre et dérobé l’aurore ! —-
Être un supplicié du gouffre illimité,
Être un titan cloué sur une énormité,
Cela plaît. On veut bien des maux qui sont sublimes ;
Et l’on se dit : Souffrons, mais souffrons sur les cimes !
Eh bien, non ! — Le sublime est en bas. Le grand choix,
C’est de choisir l’affront. De même que parfois
La pourpre est déshonneur, souvent la fange est lustre.
La boue imméritée atteignant l’âme illustre,
L’opprobre, ce cachot d’où l’auréole sort,
Le cul de basse-fosse où nous jette le sort,
Le fond noir de l’épreuve où le malheur nous traîne,
Sont le comble éclatant de la grandeur sereine.
Et, quand, dans le supplice où nous devons lutter,
Le lâche destin va jusqu’à nous insulter,
Quand sur nous il entasse outrage, rire, blâme,
Et tant de contre-sens entre le sort et l’âme
Que notre vie arrive à la difformité,
La laideur de l’épreuve en devient la beauté.
C’est Samson à Gaza, c’est Épictète à Rome ;
L’abjection du sort fait la gloire de l’homme.
Plus de brume ne fait que couvrir plus d’azur.
Ce que l’homme ici-bas peut avoir de plus pur,
De plus beau, de plus noble en ce monde où l’on pleure,
C’est chute, abaissement, misère extérieure,
Acceptés pour garder la grandeur du dedans.
Oui, tous les chiens de l’ombre, autour de vous grondants,
Le blâme ingrat, la haine aux fureurs coutumière,
Oui, tomber dans la nuit quand c’est pour la lumière,
Faire horreur, n’être plus qu’un ulcère, indigner
L’homme heureux, et qu’on raille en vous voyant saigner,
Et qu’on marche sur vous, qu’on vous crache au visage,
Quand c’est pour la vertu, pour le vrai, pour le sage,
Pour le bien, pour l’honneur, il n’est rien de plus doux.
Quelle splendeur qu’un juste abandonné de tous,
N’ayant plus qu’un haillon dans le mal qui le mine,
Et jetant aux dédains, au deuil, à la vermine,
A sa plaie, aux douleurs, de tranquilles défis !
Même quand Prométhée est là, Job, tu suffis
Pour faire le fumier plus haut que le Caucase.
Le juste, méprisé comme un ver qu’on écrase,
M’éblouit d’autant plus que nous le blasphémons.
Ce que les froids bourreaux à faces de démons
Mêlent avec leur main monstrueuse et servile
A l’exécution pour la rendre plus vile,
Grandit le patient au regard de l’esprit.
Ô croix ! les deux voleurs sont deux rayons du Christ !
*
Ainsi, tous les souffrants m’ont apparu splendides,
Satisfaits, radieux, doux, souverains, candides,
Heureux, la plaie au sein, la joie au cœur ; les uns
Jetés dans la fournaise et devenant parfums,
Ceux-là jetés aux nuits et devenant aurores ;
Les croyants, dévorés dans les cirques sonores,
Râlaient un chant, aux pieds des bêtes étouffés ;
Les penseurs souriaient aux noirs autodafés,
Aux glaives, aux carcans, aux chemises de soufre ;
Et je me suis alors écrié : Qui donc souffre ?
Pour qui donc, si le sort, ô Dieu, n’est pas moqueur,
Toute cette pitié que tu m’as mise au cœur ?
Qu’en dois-je faire ? à qui faut-il que je la garde ?
Où sont les malheureux ? — et Dieu m’a dit : — Regarde.
*
Et j’ai vu des palais, des fêtes, des festins,
Des femmes qui mêlaient leurs blancheurs aux satins,
Des murs hautains ayant des jaspes pour écorces,
Des serpents d’or roulés dans des colonnes torses,
Avec de vastes dais pendant aux grands plafonds ;
Et j’entendais chanter : — Jouissons ! triomphons ! —-
Et les lyres, les luths, les clairons dont le cuivre
A l’air de se dissoudre en fanfare et de vivre,
Et l’orgue, devant qui l’ombre écoute et se tait,
Tout un orchestre énorme et monstrueux chantait ;
Et ce triomphe était rempli d’hommes superbes
Qui riaient et portaient toute la terre en gerbes,
Et dont les fronts dorés, brillants, audacieux,
Fiers, semblaient s’achever en astres dans les cieux.
Et, pendant qu’autour d’eux des voix criaient : — Victoire
A jamais ! à jamais force, puissance et gloire !
Et fête dans la ville ! et joie à la maison ! —
Je voyais, au-dessus du livide horizon,
Trembler le glaive immense et sombre de l’archange.
Ils s’épanouissaient dans une aurore étrange,
Ils vivaient dans l’orgueil comme dans leur cité,
Et semblaient ne sentir que leur félicité.
Et Dieu les a tous pris alors l’un après l’autre,
Le puissant, le repu, l’assouvi qui se vautre,
Le czar dans son Kremlin, l’iman au bord du Nil,
Comme on prend les petits d’un chien dans un chenil,
Et, comme il fait le jour sous les vagues marines,
M’ouvrant avec ses mains ces profondes poitrines,
Et, fouillant de son doigt de rayons pénétré
Leurs entrailles, leur foie et leurs reins, m’a montré
Des hydres qui rongeaient le dedans de ces âmes.
Et j’ai vu tressaillir ces hommes et ces femmes ;
Leur visage riant comme un masque est tombé,
Et leur pensée, un monstre effroyable et courbé,
Une naine hagarde, inquiète, bourrue,
Assise sous leur crâne affreux, m’est apparue.
Alors, tremblant, sentant chanceler mes genoux,
Je leur ai demandé : — Mais qui donc êtes-vous ? -
Et ces êtres n’ayant presque plus face d’homme
M’ont dit : — Nous sommes ceux qui font le mal ; et comme
C’est nous qui le faisons, c’est nous qui le souffrons ! -
*
Oh ! le nuage vain des pleurs et des affronts
s’envole, et la douleur passe en criant : Espère !
Vous me l’avez fait voir et toucher, ô vous, Père,
Juge, vous le grand juste et vous le grand clément !
Le rire du succès et du triomphe ment ;
Un invisible doigt caressant se promène
Sous chacun des chaînons de la misère humaine ;
L’adversité soutient ceux qu’elle fait lutter ;
L’indigence est un bien pour qui sait la goûter ;
L’harmonie éternelle autour du pauvre vibre
Et le berce ; l’esclave, étant une âme, est libre,
Et le mendiant dit : Je suis riche, ayant Dieu.
L’innocence aux tourments jette ce cri : C’est peu.
La difformité rit dans Ésope, et la fièvre
Dans Scarron ; l’agonie ouvre aux hymnes sa lèvre ;
Quand je dis : —La douleur est-elle un mal ? — Zénon
Se dresse devant moi paisible, et me dit : — Non.-
Oh ! le martyre est joie et transport, le supplice
Est volupté, les feux du bûcher sont délice,
La souffrance est plaisir, la torture est bonheur ;
Il n’est qu’un malheureux : c’est le méchant, Seigneur.
*
Aux premiers jours du monde, alors que la nuée,
Surprise, contemplait chaque chose créée,
Alors que sur le globe, où le mal avait crû,
Flottait une lueur de l’Éden disparu,
Quand tout encor semblait être rempli d’aurore,
Quand sur l’arbre du temps les ans venaient d’éclore,
Sur la terre, où la chair avec l’esprit se fond,
Il se faisait le soir un silence profond,
Et le désert, les bois, l’onde aux vastes rivages,
Et les herbes des champs, et les bêtes sauvages,
Émus, et les rochers, ces ténébreux cachots,
Voyaient, d’un antre obscur couvert d’arbres si hauts
Que nos chênes auprès sembleraient des arbustes,
Sortir deux grands vieillards, nus, sinistres, augustes.
C’étaient Ève aux cheveux blanchis, et son mari,
Le pâle Adam, pensif, par le travail meurtri,
Ayant la vision de Dieu sous sa paupière.
Ils venaient tous les deux s’asseoir sur une pierre,
En présence des monts fauves et soucieux,
Et de l’éternité formidable des cieux.
Leur oeil triste rendait la nature farouche,
Et là, sans qu’il sortit un souffle de leur bouche,
Les mains sur leurs genoux et se tournant le dos,
Accablés comme ceux qui portent des fardeaux,
Sans autre mouvement de vie extérieure
Que de baisser plus bas la tête d’heure en heure,
Dans une stupeur morne et fatale absorbés,
Froids, livides, hagards, ils regardaient, courbés,
Sous l’être illimité sans figure et sans nombre,
L’un décroître le jour, et l’autre, grandir l’ombre ;
Et, tandis que montaient les constellations,
Et que la première onde aux premiers alcyons
Donnait sous l’infini le long baiser nocturne,
Et qu’ainsi que des fleurs tombant à flots d’une urne
Les astres fourmillants emplissaient le ciel noir,
Ils songeaient, et, rêveurs, sans entendre, sans voir,
Sourds aux rumeurs des mers d’où l’ouragan s’élance,
Toute la nuit, dans l’ombre, ils pleuraient en silence ;
Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genre humain,
Le père sur Abel, la mère sur Caïn.
Ô gouffre ! l’âme plonge et rapporte le doute.
Nous entendons sur nous les heures, goutte à goutte,
Tomber comme l’eau sur les plombs ;
L’homme est brumeux, le monde est noir, le ciel est sombre ;
Les formes de la nuit vont et viennent dans l’ombre ;
Et nous, pâles, nous contemplons.
Nous contemplons l’obscur, l’inconnu, l’invisible.
Nous sondons le réel, l’idéal, le possible,
L’être, spectre toujours présent.
Nous regardons trembler l’ombre indéterminée.
Nous sommes accoudés sur notre destinée,
L’œil fixe et l’esprit frémissant.
Nous épions des bruits dans ces vides funèbres ;
Nous écoutons le souffle, errant dans les ténèbres,
Dont frissonne l’obscurité ;
Et, par moment, perdus dans les nuits insondables,
Nous voyons s’éclairer de lueurs formidables
La vitre de l’éternité.
Lorsque j’étais en France, et que le peuple en fête
Répandait dans Paris sa grande joie honnête,
Si c’était un des jours glorieux des vainqueurs
Où les fiers souvenirs, désaltérant les cœurs,
S’offrent à notre soif comme de larges coupes,
J’allais errer tout seul parmi les riants groupes,
Ne parlant à personne et pourtant calme et doux,
Trouvant ainsi moyen d’être un et d’être tous,
Et d’accorder en moi, pour une double étude,
L’amour du peuple avec mon goût de la solitude.
Rêveur, j’étais heureux ; muet, j’étais présent.
Parfois je m’asseyais un livre en main, lisant
Virgile, Horace, Eschyle, ou bien Dante, leur frère ;
Puis je m’interrompais, et, me laissant distraire
Des poëtes par toi, poésie, et content,
Je savourais l’azur, le soleil éclatant,
Paris, les seuils sacrés, et la Seine qui coule,
Et cette auguste paix qui sortait de la foule.
Dès lors pourtant des voix murmuraient : Anankè.
Je passais ; et partout, sur le pont, sur le quai,
Et jusque dans les champs, étincelait le rire,
Haillon d’or que la joie en bondissant déchire.
Le Panthéon brillait comme une vision.
La gaîté d’une altière et libre nation
Dansait sous le ciel bleu dans les places publiques ;
Un rayon qui semblait venir des temps bibliques
Illuminait Paris calme et patriarcal ;
Ce lion dont l’oeil met en fuite le chacal,
Le peuple des faubourgs se promenait tranquille.
Le soir, je revenais ; et dans toute la ville,
Les passants, éclatant en strophes, en refrain,
Ayant leurs doux instincts de liberté pour freins,
Du Louvre au Champ-de-Mars, de Chaillot à la Grève,
Fourmillaient ; et, pendant que mon esprit, qui rêve
Dans la sereine nuit des penseurs étoilés,
Et dresse ses rameaux à leurs lueurs mêlés,
S’ouvrait à tous ces cris charmants comme l’aurore,
À toute cette ivresse innocente et sonore,
Paisibles, se penchant, noirs et tout semés d’yeux
Sous le ciel constellé, sur le peuple joyeux,
Les grands arbres pensifs des vieux Champs-Élysées,
Pleins d’astres, consentaient à s’emplir de fusées.
Et j’allais, et mon cœur chantait ; et les enfants
Embarrassaient mes pas de leurs jeux triomphants,
Où s’épanouissaient les mères de famille ;
Le frère avec la sœur, le père avec la fille,
Causaient ; je contemplais tous ces hauts monuments
Qui semblent au songeur rayonnants ou fumants,
Et qui font de Paris la deuxième des Romes ;
J’entendais près de moi rire les jeunes hommes
Et les graves vieillards dire : — Je me souviens.-
Ô patrie ! ô concorde entre les citoyens !
Nous allions au verger cueillir des bigarreaux.
Avec ses beaux bras blancs en marbre de Paros,
Elle montait dans l’arbre et courbait une branche;
Les feuilles frissonnaient au vent; sa gorge blanche,
O Virgile, ondoyait dans l’ombre et le soleil;
Ses petits doigts allaient chercher le fruit vermeil,
Semblable au feu qu’on voit dans le buisson qui flambe.
Je montais derrière elle; elle montrait sa jambe,
Et disait: -Taisez-vous!- à mes regards ardents;
Et chantait. Par moments, entre ses belles dents,
Pareille, aux chansons près, à Diane farouche,
Penchée, elle m’offrait la cerise à sa bouche;
Et ma bouche riait, et venait s’y poser,
Et laissait la cerise et prenait le baiser.
Oui, va prier à l’église,
Va; mais regarde en passant,
Sous la vieille voûte grise,
Ce petit nid innocent.
Aux grands temples où l’on prie,
Le martinet, frais et pur,
Suspend la maçonnerie
Qui contient le plus d’azur.
La couvée est dans la mousse
Du portail qui s’attendrit;
Elle sent la chaleur douce
Des ailes de Jésus-Christ.
L’église, où l’ombre flamboie,
Vibre, émue à ce doux bruit;
Les oiseaux sont pleins de joie,
La pierre est pleine de nuit.
Les saints, graves personnages
Sous les porches palpitants,
Aiment ces doux voisinages
Du baiser et du printemps.
Les vierges et les prophètes
Se penchent dans l’âpre tour,
Sur ces ruches d’oiseaux faites
Pour le divin miel amour.
L’oiseau se perche sur l’ange;
L’apôtre rit sous l’arceau.
-Bonjour, saint!- dit la mésange.
Le saint dit: -Bonjour, oiseau!-
Les cathédrales sont belles
Et hautes sous le ciel bleu;
Mais le nid des hirondelles
Est l’édifice de Dieu.
On vit, on parle, on a le ciel et les nuages
Sur la tête ; on se plaît aux livres des vieux sages ;
On lit Virgile et Dante ; on va joyeusement
En voiture publique à quelque endroit charmant,
En riant aux éclats de l’auberge et du gîte ;
Le regard d’une femme en passant vous agite ;
On aime, on est aimé, bonheur qui manque aux rois !
On écoute le chant des oiseaux dans les bois
Le matin, on s’éveille, et toute une famille
Vous embrasse, une mère, une sœur, une fille !
On déjeune en lisant son journal. Tout le jour
On mêle à sa pensée espoir, travail, amour ;
La vie arrive avec ses passions troublées ;
On jette sa parole aux sombres assemblées ;
Devant le but qu’on veut et le sort qui vous prend,
On se sent faible et fort, on est petit et grand ;
On est flot dans la foule, âme dans la tempête ;
Tout vient et passe ; on est en deuil, on est en fête ;
On arrive, on recule, on lutte avec effort… –
Puis, le vaste et profond silence de la mort !
Elle me dit: « Quelque chose
Me tourmente. » Et j’aperçus
Son cou de neige, et, dessus,
Un petit insecte rose.
J’aurais dû – mais, sage ou fou,
A seize ans, on est farouche, -
Voir le baiser sur sa bouche
Plus que l’insecte à son cou.
On eût dit un coquillage;
Dos rose et taché de noir.
Les fauvettes pour nous voir
Se penchaient dans le feuillage.
Sa bouche fraîche était là:
Je me courbai sur la belle,
Et je pris la coccinelle;
Mais le baiser s’envola.
« Fils, apprends comme on me nomme »,
Dit l’insecte du ciel bleu,
« Les bêtes sont au bon Dieu;
Mais la bêtise est à l’homme. »
Le soir, à la campagne, on sort, on se promène,
Le pauvre dans son champ, le riche en son domaine;
Moi, je vais devant moi; le poëte en tout lieu
Se sent chez lui, sentant qu’il est partout chez Dieu.
Je vais volontiers seul. Je médite ou j’écoute.
Pourtant, si quelqu’un veut m’accompagner en route,
J’accepte. Chacun a quelque chose en l’esprit;
Et tout homme est un livre où Dieu lui-même écrit.
Chaque fois qu’en mes mains un de ces livres tombe,
Volume où vit une âme et que scelle la tombe,
J’y lis.
Chaque soir donc, je m’en vais, j’ai congé,
Je sors. J’entre en passant chez des amis que j’ai.
On prend le frais, au fond du jardin, en famille.
Le serein mouille un peu les bancs sous la charmille;
N’importe: je m’assieds, et je ne sais pourquoi
Tous les petits enfants viennent autour de moi.
Dès que je suis assis, les voilà tous qui viennent.
C’est qu’ils savent que j’ai leurs goûts; ils se souviennent
Que j’aime comme eux l’air, les fleurs, les papillons
Et les bêtes qu’on voit courir dans les sillons.
Ils savent que je suis un homme qui les aime,
Un être auprès duquel on peut jouer, et même
Crier, faire du bruit, parler à haute voix;
Que je riais comme eux et plus qu’eux autrefois,
Et qu’aujourd’hui, sitôt qu’à leurs ébats j’assiste,
Je leur souris encor, bien que je sois plus triste;
Ils disent, doux amis, que je ne sais jamais
Me fâcher; qu’on s’amuse avec moi; que je fais
Des choses en carton, des dessins à la plume;
Que je raconte, à l’heure où la lampe s’allume,
Oh! des contes charmants qui vous font peur la nuit;
Et qu’enfin je suis doux, pas fier et fort instruit.
Aussi, dès qu’on m’a vu: -Le voilà!- tous accourent.
Ils quittent jeux, cerceaux et balles; ils m’entourent
Avec leurs beaux grands yeux d’enfants, sans peur, sans fiel,
Qui semblent toujours bleus, tant on y voit le ciel!
Les petits — quand on est petit, on est très-brave –
Grimpent sur mes genoux; les grands ont un air grave;
Ils m’apportent des nids de merles qu’ils ont pris,
Des albums, des crayons qui viennent de Paris;
On me consulte, on a cent choses à me dire,
On parle, on cause, on rit surtout; — j’aime le rire,
Non le rire ironique aux sarcasmes moqueurs,
Mais le doux rire honnête ouvrant bouches et coeurs,
Qui montre en même temps des âmes et des perles.
J’admire les crayons, l’album, les nids de merles;
Et quelquefois on dit quand j’ai bien admiré:
-Il est du même avis que monsieur le curé.-
Puis, lorsqu’ils ont jasé tous ensemble à leur aise,
Ils font soudain, les grands s’appuyant sur ma chaise,
Et les petits toujours groupés sur mes genoux,
Un silence, et cela veut dire: -Parle-nous.-
Je leur parle de tout. Mes discours en eux sèment
Ou l’idée ou le fait. Comme ils m’aiment, ils aiment
Tout ce que je leur dis. Je leur montre du doigt
Le ciel, Dieu qui s’y cache, et l’astre qu’on y voit.
Tout, jusqu’à leur regard, m’écoute. Je dis comme
Il faut penser, rêver, chercher. Dieu bénit l’homme,
Non pour avoir trouvé, mais pour avoir cherché.
Je dis: Donnez l’aumône au pauvre humble et penché;
Recevez doucement la leçon ou le blâme.
Donner et recevoir, c’est faire vivre l’âme!
Je leur conte la vie, et que, dans nos douleurs,
Il faut que la bonté soit au fond de nos pleurs,
Et que, dans nos bonheurs, et que, dans nos délires,
Il faut que la bonté soit au fond de nos rires;
Qu’être bon, c’est bien vivre, et que l’adversité
Peut tout chasser d’une âme, excepté la bonté;
Et qu’ainsi les méchants, dans leur haine profonde,
Ont tort d’accuser Dieu. Grand Dieu! nul homme au monde
N’a droit, en choisissant sa route, en y marchant,
De dire que c’est toi qui l’as rendu méchant;
Car le méchant, Seigneur, ne t’est pas nécessaire!
Je leur raconte aussi l’histoire; la misère
Du peuple juif, maudit qu’il faut enfin bénir;
La Grèce, rayonnant jusque dans l’avenir;
Rome; l’antique Égypte et ses plaines sans ombre,
Et tout ce qu’on y voit de sinistre et de sombre.
Lieux effrayants! tout meurt; le bruit humain finit.
Tous ces démons taillés dans des blocs de granit,
Olympe monstrueux des époques obscures,
Les Sphinx, les Anubis, les Ammons, les Mercures,
Sont assis au désert depuis quatre mille ans;
Autour d’eux le vent souffle, et les sables brûlants
Montent comme une mer d’où sort leur tête énorme;
La pierre mutilée a gardé quelque forme
De statue ou de spectre, et rappelle d’abord
Les plis que fait un drap sur la face d’un mort;
On y distingue encor le front, le nez, la bouche,
Les yeux, je ne sais quoi d’horrible et de farouche
Qui regarde et qui vit, masque vague et hideux.
Le voyageur de nuit, qui passe à côté d’eux,
S’épouvante, et croit voir, aux lueurs des étoiles,
Des géants enchaînés et muets sous des voiles.