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Date de création : 07.05.2008
Dernière mise à jour :
30.06.2017
122498 articles
J’avais devant les yeux les ténèbres. L’abîme
Qui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cime,
Était là, morne, immense ; et rien n’y remuait.
Je me sentais perdu dans l’infini muet.
Au fond, à travers l’ombre, impénétrable voile,
On apercevait Dieu comme une sombre étoile.
Je m’écriai : — Mon âme, ô mon âme ! il faudrait,
Pour traverser ce gouffre où nul bord n’apparaît,
Et pour qu’en cette nuit jusqu’à ton Dieu tu marches,
Bâtir un pont géant sur des millions d’arches.
Qui le pourra jamais ! Personne ! ô deuil ! effroi !
Pleure ! — Un fantôme blanc se dressa devant moi
Pendant que je jetai sur l’ombre un œil d’alarme,
Et ce fantôme avait la forme d’une larme ;
C’était un front de vierge avec des mains d’enfant ;
Il ressemblait au lys que la blancheur défend ;
Ses mains en se joignant faisaient de la lumière.
Il me montra l’abîme où va toute poussière,
Si profond, que jamais un écho n’y répond ;
Et me dit : — Si tu veux je bâtirai le pont.
Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière.
— Quel est ton nom ? lui dis-je. Il me dit : — La prière.
Je suis l’être incliné qui jette ce qu’il pense ;
Qui demande à la nuit le secret du silence ;
Dont la brume emplit l’œil ;
Dans une ombre sans fond mes paroles descendent,
Et les choses sur qui tombent mes strophes rendent
Le son creux du cercueil.
Mon esprit, qui du doute a senti la piqûre,
Habite, âpre songeur, la rêverie obscure
Aux flots plombés et bleus,
Lac hideux où l’horreur tord ses bras, pâle nymphe,
Et qui fait boire une eau morte comme la lymphe
Aux rochers scrofuleux.
Le Doute, fils bâtard de l’aïeule Sagesse,
Crie : — À quoi bon ? — devant l’éternelle largesse,
Nous fait tout oublier,
S’offre à nous, morne abri, dans nos marches sans nombre,
Nous dit : — Es-tu las ? Viens ! — et l’homme dort à l’ombre
De ce mancenilier.
L’effet pleure et sans cesse interroge la cause.
La création semble attendre quelque chose.
L’homme à l’homme est obscur.
Où donc commence l’âme ? où donc finit la vie ?
Nous voudrions, c’est là notre incurable envie,
Voir par-dessus le mur.
Nous rampons, oiseaux pris sous le filet de l’être ;
Libres et prisonniers, l’immuable pénètre
Toutes nos volontés ;
Captifs sous le réseau des choses nécessaires,
Nous sentons se lier des fils à nos misères
Dans les immensités.
II
Nous sommes au cachot ; la porte est inflexible ;
Mais, dans une main sombre, inconnue, invisible,
Qui passe par moment,
À travers l’ombre, espoir des âmes sérieuses,
On entend le trousseau des clefs mystérieuses
Sonner confusément.
La vision de l’être emplit les yeux de l’homme.
Un mariage obscur sans cesse se consomme
De l’ombre avec le jour ;
Ce monde, est-ce un éden tombé dans la géhenne ?
Nous avons dans le cœur des ténèbres de haine
Et des clartés d’amour.
La création n’a qu’une prunelle trouble.
L’être éternellement montre sa face double,
Mal et bien, glace et feu ;
L’homme sent à la fois, âme pure et chair sombre,
La morsure du ver de terre au fond de l’ombre
Et le baiser de Dieu.
Mais à de certains jours, l’âme est comme une veuve.
Nous entendons gémir les vivants dans l’épreuve.
Nous doutons, nous tremblons,
Pendant que l’aube épand ses lumières sacrées
Et que mai sur nos seuils mêle les fleurs dorées
Avec les enfants blonds.
Qu’importe la lumière, et l’aurore, et les astres,
Fleurs des chapiteaux bleus, diamants des pilastres
Du profond firmament,
Et mai qui nous caresse, et l’enfant qui nous charme,
Si tout n’est qu’un soupir, si tout n’est qu’une larme,
Si tout n’est qu’un moment !
III
Le sort nous use au jour, triste meule qui tourne.
L’homme inquiet et vain croit marcher, il séjourne ;
Il expire en créant.
Nous avons la seconde et nous rêvons l’année ;
Et la dimension de notre destinée,
C’est poussière et néant.
L’abîme, où les soleils sont les égaux des mouches,
Nous tient ; nous n’entendons que des sanglots farouches
Ou des rires moqueurs ;
Vers la cible d’en haut qui dans l’azur s’élève,
Nous lançons nos projets, nos vœux, l’espoir, le rêve,
Ces flèches de nos cœurs.
Nous voulons durer, vivre, être éternels. Ô cendre !
Où donc est la fourmi qu’on appelle Alexandre ?
Où donc le ver César ?
En tombant sur nos fronts, la minute nous tue.
Nous passons, noir essaim, foule de deuil vêtue,
Comme le bruit d’un char.
Nous montons à l’assaut du temps comme une armée.
Sur nos groupes confus que voile la fumée
Des jours évanouis,
L’énorme éternité luit, splendide et stagnante ;
Le cadran, bouclier de l’heure rayonnante,
Nous terrasse éblouis !
IV
À l’instant où l’on dit : Vivons ! tout se déchire.
Les pleurs subitement descendent sur le rire.
Tête nue ! à genoux !
Tes fils sont morts, mon père est mort, leur mère est morte.
Ô deuil ! qui passe là ? C’est un cercueil qu’on porte.
À qui le portez-vous ?
Ils le portent à l’ombre, au silence, à la terre ;
Ils le portent au calme obscur, à l’aube austère,
À la brume sans bords,
Au mystère qui tord ses anneaux sous des voiles,
Au serpent inconnu qui lèche les étoiles
Et qui baise les morts !
V
Ils le portent aux vers, au néant, à Peut-Être !
Car la plupart d’entre eux n’ont point vu le jour naître ;
Sceptiques et bornés,
La négation monte et la matière hostile,
Flambeaux d’aveuglement, troublent l’âme inutile
De ces infortunés.
Pour eux le ciel ment, l’homme est un songe et croit vivre ;
Ils ont beau feuilleter page à page le livre,
Ils ne comprennent pas ;
Ils vivent en hochant la tête, et, dans le vide,
L’écheveau ténébreux que le doute dévide
Se mêle sous leurs pas.
Pour eux l’âme naufrage avec le corps qui sombre.
Leur rêve a les yeux creux et regarde de l’ombre ;
Rien est le mot du sort ;
Et chacun d’eux, riant de la voûte étoilée,
Porte en son cœur, au lieu de l’espérance ailée,
Une tête de mort.
Sourds à l’hymne des bois, au sombre cri de l’orgue,
Chacun d’eux est un champ plein de cendre, une morgue
Où pendent des lambeaux,
Un cimetière où l’oeil des frémissants poëtes
Voit planer l’ironie et toutes ses chouettes,
L’ombre et tous ses corbeaux.
Quand l’astre et le roseau leur disent : Il faut croire ;
Ils disent au jonc vert, à l’astre en sa nuit noire :
Vous êtes insensés !
Quand l’arbre leur murmure à l’oreille : Il existe ;
Ces fous répondent : Non ! et, si le chêne insiste,
Ils lui disent : Assez !
Quelle nuit ! le semeur nié par la semence !
L’univers n’est pour eux qu’une vaste démence,
Sans but et sans milieu ;
Leur âme, en agitant l’immensité profonde,
N’y sent même pas l’être, et dans le grelot monde
N’entend pas sonner Dieu !
VI
Le corbillard franchit le seuil du cimetière.
Le gai matin, qui rit à la nature entière,
Resplendit sur ce deuil ;
Tout être a son mystère où l’on sent l’âme éclore,
Et l’offre à l’infini ; l’astre apporte l’aurore,
Et l’homme le cercueil.
Le dedans de la fosse apparaît, triste crèche.
Des pierres par endroits percent la terre fraîche ;
Et l’on entend le glas ;
Elles semblent s’ouvrir ainsi que des paupières,
Et le papillon blanc dit : —Qu’ont donc fait ces pierres ? -
Et la fleur dit : —Hélas ! -
VII
Est-ce que par hasard ces pierres sont punies,
Dieu vivant, pour subir de telles agonies ?
Ah ! ce que nous souffrons
N’est rien… — Plus bas que l’arbre en proie aux froides bises,
Sous cette forme horrible, est-ce que les Cambyses,
Est-ce que les Nérons,
Après avoir tenu les peuples dans leur serre,
Et crucifié l’homme au noir gibet misère,
Mis le monde en lambeaux,
Souillé l’âme, et changé, sous le vent des désastres,
L’univers en charnier, et fait monter aux astres
La vapeur des tombeaux,
Après avoir passé joyeux dans la victoire,
Dans l’orgueil, et partout imprimé sur l’histoire
Leurs ongles furieux,
Et, monstres qu’entrevoit l’homme en ses léthargies,
Après avoir sur terre été des effigies
Du mal mystérieux,
Après avoir peuplé les prisons élargies,
Et versé tant de meurtre aux vastes mers rougies,
Tant de morts, glaive au flanc,
Tant d’ombre, et de carnage, et d’horreurs inconnues,
Que le soleil, le soir, hésitait dans les nues
Devant ce bain sanglant !
Après avoir mordu le troupeau que Dieu mène,
Et tourné tour à tour de la torture humaine
L’atroce cabestan,
Et régné sous la pourpre et sous le laticlave,
Et plié six mille ans Adam, le vieil esclave,
Sous le vieux roi Satan,
Est-ce que le chasseur Nemrod, Sforce le pâtre,
Est-ce que Messaline, est-ce que Cléopâtre,
Caligula, Macrin,
Et les Achabs, par qui renaissaient les Sodomes,
Et Phalaris, qui fit du hurlement des hommes
La clameur de l’airain,
Est-ce que Charles Neuf, Constantin, Louis Onze,
Vitellius, la fange, et Busiris, le bronze,
Les Cyrus dévorants,
Les Égystes montrés du doigt par les Électres,
Seraient dans cette nuit, d’hommes devenus spectres,
Et pierres de tyrans ?
Est-ce que ces cailloux, tout pénétrés de crimes,
Dans l’horreur étouffés, scellés dans les abîmes,
Enviant l’ossement,
Sans air, sans mouvement, sans jour, sans yeux, sans bouche,
Entre l’herbe sinistre et le cercueil farouche,
Vivraient affreusement ?
Est-ce que ce seraient des âmes condamnées,
Des maudits qui, pendant des millions d’années,
Seuls avec le remords,
Au lieu de voir, des yeux de l’astre solitaire,
Sortir les rayons d’or, verraient les vers de terre
Sortir des yeux des morts ?
Homme et roche, exister, noir dans l’ombre vivante !
Songer, pétrifié dans sa propre épouvante !
Rêver l’éternité !
Dévorer ses fureurs, confusément rugies !
Être pris, ouragan de crimes et d’orgies,
Dans l’immobilité !
Punition ! problème obscur ! questions sombres !
Quoi ! ce caillou dirait : — J’ai mis Thèbe en décombres !
J’ai vu Suze à genoux !
J’étais Bélus à Tyr ! j’étais Sylla dans Rome ! —
Noire captivité des vieux démons de l’homme !
Ô pierres, qu’êtes-vous ?
Qu’a fait ce bloc, béant dans la fosse insalubre ?
Glacé du froid profond de la terre lugubre,
Informe et châtié,
Aveugle, même aux feux que la nuit réverbère,
Il pense et se souvient… — Quoi ! ce n’est que Tibère !
Seigneur, ayez pitié !
Ce dur silex noyé dans la terre, âpre, fruste,
Couvert d’ombre, pendant que le ciel s’ouvre au juste
Qui s’y réfugia,
Jaloux du chien qui jappe et de l’âne qui passe,
Songe et dit : Je suis là ! — Dieu vivant, faites grâce !
Ce n’est que Borgia !
Ô Dieu bon, penchez-vous sur tous ces misérables !
Sauvez ces submergés, aimez ces exécrables !
Ouvrez les soupiraux.
Au nom des innocents, Dieu, pardonnez aux crimes.
Père, fermez l’enfer. Juge, au nom des victimes,
Grâce pour les bourreaux !
De toutes parts s’élève un cri : Miséricorde !
Les peuples nus, liés, fouettés à coups de corde,
Lugubres travailleurs,
Voyant leur maître en proie aux châtiments sublimes,
Ont pitié du despote, et, saignant de ses crimes,
Pleurent de ses douleurs ;
Les pâles nations regardent dans le gouffre,
Et ces grands suppliants, pour le tyran qui souffre,
T’implorent, Dieu jaloux ;
L’esclave mis en croix, l’opprimé sur la claie,
Plaint le satrape au fond de l’abîme, et la plaie
Dit : Grâce pour les clous !
Dieu serein, regardez d’un regard salutaire
Ces reclus ténébreux qu’emprisonne la terre
Pleine d’obscurs verrous,
Ces forçats dont le bagne est le dedans des pierres,
Et levez, à la voix des justes en prières,
Ces effrayants écrous.
Père, prenez pitié du monstre et de la roche.
De tous les condamnés que le pardon s’approche !
Jadis, roi des combats,
Ces bandits sur la terre ont fait une tempête ;
Étant montés plus haut dans l’horreur que la bête,
Ils sont tombés plus bas.
Grâce pour eux ! clémence, espoir, pardon, refuge,
Au jonc qui fut un prince, au ver qui fut un juge !
Le méchant, c’est le fou.
Dieu, rouvrez au maudit ! Dieu, relevez l’infâme !
Rendez à tous l’azur. Donnez au tigre une âme,
Des ailes au caillou !
Mystère ! obsession de tout esprit qui pense !
Échelle de la peine et de la récompense !
Nuit qui monte en clarté !
Sourire épanoui sur la torture amère !
Vision du sépulcre ! êtes-vous la chimère,
Ou la réalité ?
VIII
La fosse, plaie au flanc de la terre, est ouverte,
Et, béante, elle fait frissonner l’herbe verte
Et le buisson jauni ;
Elle est là, froide, calme, étroite, inanimée,
Et l’âme en voit sortir, ainsi qu’une fumée,
L’ombre de l’infini.
Et les oiseaux de l’air, qui, planant sur les cimes,
Volant sous tous les cieux, comparent les abîmes
Dans les courses qu’ils font,
Songent au noir Vésuve, à l’Océan superbe,
Et disent, en voyant cette fosse dans l’herbe :
Voici le plus profond !
IX
L’âme est partie, on rend le corps à la nature.
La vie a disparu sous cette créature ;
Mort, où sont tes appuis ?
Le voilà hors du temps, de l’espace et du nombre.
On le descend avec une corde dans l’ombre
Comme un seau dans un puits.
Que voulez-vous puiser dans ce puits formidable ?
Et pourquoi jetez-vous la sonde à l’insondable ?
Qu’y voulez-vous puiser ?
Est-ce l’adieu lointain et doux de ceux qu’on aime ?
Est-ce un regard ? Hélas ! est-ce un soupir suprême ?
Est-ce un dernier baiser ?
Qu’y voulez-vous puiser, vivants, essaim frivole ?
Est-ce un frémissement du vide où tout s’envole,
Un bruit, une clarté,
Une lettre du mot que Dieu seul peut écrire ?
Est-ce, pour le mêler à vos éclats de rire,
Un peu d’éternité ?
Dans ce gouffre où la larve entr’ouvre son oeil terne,
Dans cette épouvantable et livide citerne,
Abîme de douleurs,
Dans ce cratère obscur des muettes demeures,
Que voulez-vous puiser, ô passants de peu d’heures,
Hommes de peu de pleurs ?
Est-ce le secret sombre ? est-ce la froide goutte
Qui, larme du néant, suinte de l’âpre voûte
Sans aube et sans flambeau ?
Est-ce quelque lueur effarée et hagarde ?
Est-ce le cri jeté par tout ce qui regarde
Derrière le tombeau ?
Vous ne puiserez rien. Les morts tombent. La fosse
Les voit descendre, avec leur âme juste ou fausse,
Leur nom, leurs pas, leur bruit.
Un jour, quand souffleront les célestes haleines,
Dieu seul remontera toutes ces urnes pleines
De l’éternelle nuit.
X
Et la terre, agitant la ronce à sa surface,
Dit : — L’homme est mort ; c’est bien ; que veut-on que j’en fasse ?
Pourquoi me le rend-on ?
Terre ! fais-en des fleurs ! des lys que l’aube arrose !
De cette bouche aux dents béantes, fais la rose
Entr’ouvrant son bouton !
Fais ruisseler ce sang dans tes sources d’eaux vives,
Et fais-le boire aux bœufs mugissants, tes convives ;
Prends ces chairs en haillons ;
Fais de ces seins bleuis sortir des violettes,
Et couvre de ces yeux que t’offrent les squelettes
L’aile des papillons.
Fais avec tous ces morts une joyeuse vie.
Fais-en le fier torrent qui gronde et qui dévie,
La mousse aux frais tapis !
Fais-en des rocs, des joncs, des fruits, des vignes mûres,
Des brises, des parfums, des bois pleins de murmures,
Des sillons pleins d’épis !
Fais-en des buissons verts, fais-en de grandes herbes !
Et qu’en ton sein profond d’où se lèvent les gerbes,
À travers leur sommeil,
Les effroyables morts sans souffle et sans paroles
Se sentent frissonner dans toutes ces corolles
Qui tremblent au soleil !
XI
La terre, sur la bière où le mort pâle écoute,
Tombe, et le nid gazouille, et, là-bas, sur la route
Siffle le paysan ;
Et ces fils, ces amis que le regret amène,
N’attendent même pas que la fosse soit pleine
Pour dire : Allons-nous-en !
Le fossoyeur, payé par ces douleurs hâtées,
Jette sur le cercueil la terre à pelletées.
Toi qui, dans ton linceul,
Rêvais le deuil sans fin, cette blanche colombe,
Avec cet homme allant et venant sur ta tombe,
Ô mort, te voilà seul !
Commencement de l’âpre et morne solitude !
Tu ne changeras plus de lit ni d’attitude ;
L’heure aux pas solennels
Ne sonne plus pour toi ; l’ombre te fait terrible ;
L’immobile suaire a sur ta forme horrible
Mis ses plis éternels.
Et puis le fossoyeur s’en va boire la fosse.
Il vient de voir des dents que la terre déchausse,
Il rit, il mange, il mord ;
Et prend, en murmurant des chansons hébétées,
Un verre dans ses mains à chaque instant heurtées
Aux choses de la mort.
Le soir vient ; l’horizon s’emplit d’inquiétude ;
L’herbe tremble et bruit comme une multitude ;
Le fleuve blanc reluit ;
Le paysage obscur prend les veines des marbres ;
Ces hydres que, le jour, on appelle des arbres,
Se tordent dans la nuit.
Le mort est seul. Il sent la nuit qui le dévore.
Quand naît le doux matin, tout l’azur de l’aurore,
Tous ses rayons si beaux,
Tout l’amour des oiseaux et leurs chansons sans nombre,
Vont aux berceaux dorés ; et, la nuit, toute l’ombre
Aboutit aux tombeaux.
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O femme, pensée aimante
Et coeur souffrant,
Vous trouvez la fleur charmante
Et l’oiseau grand;
Vous enviez la pelouse
Aux fleurs de miel;
Vous voulez que je jalouse
L’oiseau du ciel.
Vous dites, beauté superbe
Au front terni,
Regardant tour à tour l’herbe
Et l’infini:
-Leur existence est la bonne;
-Là, tout est beau;
-Là, sur la fleur qui rayonne,
-Plane l’oiseau!
-Près de vous, aile bénie,
-Lys enchanté,
-Qu’est-ce, hélas! que le génie
-Et la beauté?
-Fleur pure, alouette agile,
-A vous le prix!
-Toi, tu dépasses Virgile;
-Toi, Lycoris!
-Quel vol profond dans l’air sombre!
-Quels doux parfums!—
Et des pleurs brillent sous l’ombre
De vos cils bruns.
Oui, contemplez l’hirondelle,
Les liserons;
Mais ne vous plaignez pas, belle,
Car nous mourrons!
Car nous irons dans la sphère
De l’éther pur;
La femme y sera lumière,
Et l’homme azur;
Et les roses sont moins belles
Que les houris;
Et les oiseaux ont moins d’ailes
Que les esprits!
Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.
Je cognai sur ma vitre ; il s’arrêta devant
Ma porte, que j’ouvris d’une façon civile.
Les ânes revenaient du marché de la ville,
Portant les paysans accroupis sur leurs bâts.
C’était le vieux qui vit dans une niche au bas
De la montée, et rêve, attendant, solitaire.
Un rayon du ciel triste, un liard de la terre.
Tendant les mains pour l’homme et les joignant pour Dieu.
Je lui criai : — Venez vous réchauffer un peu.
Comment vous nommez-vous ? — Il me dit : — Je me nomme
Le pauvre. — Je lui pris la main : — Entrez, brave homme. —
Et je lui fis donner une jatte de lait.
Le vieillard grelottait de froid ; il me parlait.
Et je lui répondais, pensif et sans l’entendre.
— Vos habits sont mouillés, dis-je, il faut les étendre
Devant la cheminée. — Il s’approcha du feu.
Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,
Étalé largement sur la chaude fournaise.
Piqué de mille trous par la lueur de braise,
Couvrait l’âtre, et semblait un ciel noir étoilé.
Et, pendant qu’il séchait ce haillon désolé
D’où ruisselait la pluie et l’eau des fondrières,
Je songeais que cet homme était plein de prières.
Et je regardais, sourd à ce que nous disions.
Sa bure où je voyais des constellations.
Pendant que le marin, qui calcule et qui doute
Demande son chemin aux constellations ;
Pendant que le berger, l’œil plein de visions,
Cherche au milieu des bois son étoile et sa route ;
Pendant que l’astronome, inondé de rayons,
Pèse un globe à travers des millions de lieues,
Moi, je cherche autre chose en ce ciel vaste et pur.
Mais que ce saphir sombre est un abîme obscur !
On ne peut distinguer, la nuit, les robes bleues
Des anges frissonnants qui glissent dans l’azur.
Quand il eut terminé, quand les soleils épars,
Éblouis, du chaos montant de toutes parts,
Se furent tous rangés à leur place profonde,
Il sentit le besoin de se nommer au monde ;
Et l’être formidable et serein se leva ;
Il se dressa sur l’ombre et cria : JÉHOVAH !
Et dans l’immensité ces sept lettres tombèrent ;
Et ce sont, dans les cieux que nos yeux réverbèrent,
Au-dessus de nos fronts tremblants sous leur rayon,
Les sept astres géants du noir septentrion.
Oui, je suis le rêveur; je suis le camarade
Des petites fleurs d’or du mur qui se dégrade,
Et l’interlocuteur des arbres et du vent.
Tout cela me connaît, voyez-vous. J’ai souvent,
En mai, quand de parfums les branches sont gonflées,
Des conversations avec les giroflées;
Je reçois des conseils du lierre et du bleuet.
L’être mystérieux, que vous croyez muet,
Sur moi se penche, et vient avec ma plume écrire.
J’entends ce qu’entendit Rabelais; je vois rire
Et pleurer; et j’entends ce qu’Orphée entendit.
Ne vous étonnez pas de tout ce que me dit
La nature aux soupirs ineffables. Je cause
Avec toutes les voix de la métempsycose.
Avant de commencer le grand concert sacré,
Le moineau, le buisson, l’eau vive dans le pré,
La forêt, basse énorme, et l’aile et la corolle,
Tous ces doux instruments, m’adressent la parole;
Je suis l’habitué de l’orchestre divin;
Si je n’étais songeur, j’aurais été sylvain.
J’ai fini, grâce au calme en qui je me recueille,
A force de parler doucement à la feuille,
A la goutte de pluie, à la plume au rayon,
Par descendre à ce point dans la création,
Cet abîme où frissonne un tremblement farouche,
Que je ne fais plus même envoler une mouche!
Le brin d’herbe, vibrant d’un éternel émoi,
S’apprivoise et devient familier avec moi,
Et, sans s’apercevoir que je suis là, les roses
font avec les bourdons toutes sortes de choses;
Quelquefois, à travers les doux rameaux bénis,
J’avance largement ma face sur les nids,
Et le petit oiseau, mère inquiète et sainte,
N’a pas plus peur de moi que nous n’aurions de crainte,
Nous, si l’oeil du bon Dieu regardait dans nos trous;
Le lys prude me voit approcher sans courroux,
Quand il s’ouvre aux baisers du jour; la violette
La plus pudique fait devant moi sa toilette;
Je suis pour ces beautés l’ami discret et sûr
Et le frais papillon, libertin de l’azur,
Qui chiffonne gaîment une fleur demi-nue,
Si je viens à passer dans l’ombre, continue,
Et, si la fleur se veut cacher dans le gazon,
Il lui dit: -Es-tu bête! Il est de la maison.-
Pourquoi donc faites-vous des prêtres
Quand vous en avez parmi vous ?
Les esprits conducteurs des êtres
Portent un signe sombre et doux.
Nous naissons tous ce que nous sommes.
Dieu de ses mains sacre les hommes
Dans les ténèbres des berceaux ;
Son effrayant doigt invisible
Écrit sous leur crâne la bible
Des arbres, des monts et des eaux.
Ces hommes, ce sont les poëtes ;
Ceux dont l’aile monte et descend ;
Toutes les bouches inquiètes
Qu’ouvre le verbe frémissant ;
Les Virgiles, les Isaïes ;
Toutes les âmes envahies
Par les grandes brumes du sort ;
Tous ceux en qui Dieu se concentre ;
Tous les yeux où la lumière entre,
Tous les fronts d’où le rayon sort.
Ce sont ceux qu’attend Dieu propice
Sur les Horebs et les Thabors ;
Ceux que l’horrible précipice
Retient blêmissants à ses bords ;
Ceux qui sentent la pierre vivre ;
Ceux que Pan formidable enivre ;
Ceux qui sont tout pensifs devant
Les nuages, ces solitudes
Où passent en mille attitudes
Les groupes sonores du vent.
Ce sont les sévères artistes
Que l’aube attire à ses blancheurs,
Les savants, les inventeurs tristes,
Les puiseurs d’ombre, les chercheurs,
Qui ramassent dans les ténèbres
Les faits, les chiffres, les algèbres,
Le nombre où tout est contenu,
Le doute où nos calculs succombent,
Et tous les morceaux noirs qui tombent
Du grand fronton de l’inconnu !
Ce sont les têtes fécondées
Vers qui monte et croît pas à pas
L’océan confus des idées,
Flux que la foule ne voit pas,
Mer de tous les infinis pleine,
Que Dieu suit, que la nuit amène,
Qui remplit l’homme de clarté,
Jette aux rochers l’écume amère,
Et lave les pieds nus d’Homère
Avec un flot d’éternité !
Le poëte s’adosse à l’arche.
David chante et voit Dieu de près ;
Hésiode médite et marche,
Grand prêtre fauve des forêts,
Moïse, immense créature,
Étend ses mains sur la nature ;
Manès parle au gouffre puni,
Écouté des astres sans nombre…
Génie ! ô tiare de l’ombre !
Pontificat de l’infini !
L’un à Patmos, l’autre à Tyrane ;
D’autres criant : Demain ! demain !
D’autres qui sonnent la diane
Dans les sommeils du genre humain ;
L’un fatal, l’autre qui pardonne ;
Eschyle en qui frémit Dodone,
Milton, songeur de Whitehall,
Toi, vieux Shakspeare, âme éternelle ;
Ô figures dont la prunelle
Est la vitre de l’idéal !
Avec sa spirale sublime,
Archimède sur son sommet
Rouvrirait le puits de l’abîme
Si jamais Dieu le refermait ;
Euclide a les lois sous sa garde ;
Kopernic éperdu regarde,
Dans les grands cieux aux mers pareils,
Gouffre où voguent des nefs sans proues,
Tourner toutes ces sombres roues
Dont les moyeux sont des soleils.
Les Thalès, puis les Pythagores ;
Et l’homme, parmi ses erreurs,
Comme dans l’herbe les fulgores,
Voit passer ces grands éclaireurs.
Aristophane rit des sages ;
Lucrèce, pour franchir les âges,
Crée un poëme dont l’œil luit,
Et donne à ce monstre sonore
Toutes les ailes de l’aurore,
Toutes les griffes de la nuit.
Rites profonds de la nature !
Quelques-uns de ces inspirés
Acceptent l’étrange aventure
Des monts noirs et des bois sacrés ;
Ils vont aux Thébaïdes sombres,
Et, là, blêmes dans les décombres,
Ils courbent le tigre fuyant,
L’hyène rampant sur le ventre,
L’océan, la montagne et l’antre,
Sous leur sacerdoce effrayant !
Tes cheveux sont gris sur l’abîme,
Jérôme, ô vieillard du désert !
Élie, un pâle esprit t’anime,
Un ange épouvanté te sert.
Amos, aux lieux inaccessibles,
Des sombres clairons invisibles
Ton oreille entend les accords ;
Ton âme, sur qui Dieu surplombe,
Est déjà toute dans la tombe,
Et tu vis absent de ton corps.
Tu gourmandes l’âme échappée,
Saint Paul, ô lutteur redouté,
Immense apôtre de l’épée,
Grand vaincu de l’éternité !
Tu luis, tu frappes, tu réprouves ;
Et tu chasses du doigt ces louves,
Cythérée, Isis, Astarté ;
Tu veux punir et non absoudre,
Géant, et tu vois dans la foudre
Plus de glaive que de clarté.
Orphée est courbé sur le monde ;
L’éblouissant est ébloui ;
La création est profonde
Et monstrueuse autour de lui ;
Les rochers, ces rudes hercules,
Combattent dans les crépuscules
L’ouragan, sinistre inconnu ;
La mer en pleurs dans la mêlée
Tremble, et la vague échevelée
Se cramponne à leur torse nu.
Baruch au juste dans la peine
Dit : — Frère ! vos os sont meurtris ;
Votre vertu dans nos murs traîne
La chaîne affreuse du mépris ;
Mais comptez sur la délivrance,
Mettez en Dieu votre espérance,
Et de cette nuit du destin,
Demain, si vous avez su croire,
Vous vous lèverez plein de gloire,
Comme l’étoile du matin ! —
L’âme des Pindares se hausse
À la hauteur des Pélions ;
Daniel chante dans la fosse
Et fait sortir Dieu des lions.
Tacite sculpte l’infamie ;
Perse, Archiloque et Jérémie
Ont le même éclair dans les yeux ;
Car le crime à sa suite attire
Les âpres chiens de la satire
Et le grand tonnerre des cieux.
Et voilà les prêtres du rire,
Scarron, noué dans les douleurs,
Ésope, que le fouet déchire,
Cervante aux fers, Molière en pleurs !
Le désespoir et l’espérance !
Entre Démocrite et Térence,
Rabelais, que nul ne comprit ;
Il berce Adam pour qu’il s’endorme,
Et son éclat de rire énorme
Est un des gouffres de l’esprit !
Et Plaute, à qui parlent les chèvres,
Arioste chantant Médor,
Catulle, Horace, dont les lèvres
Font venir les abeilles d’or ;
Comme le double Dioscure,
Anacréon près d’Épicure,
Bion, tout pénétré de jour,
Moschus, sur qui l’Etna flamboie,
Voilà les prêtres de la joie !
Voilà les prêtres de l’amour !
Gluck et Beethoven sont à l’aise
Sous l’ange où Jacob se débat ;
Mozart sourit, et Pergolèse
Murmure ce grand mot : Stabat !
Le noir cerveau de Piranèse
Est une béante fournaise
Où se mêlent l’arche et le ciel,
L’escalier, la tour, la colonne ;
Où croît, monte, s’enfle et bouillonne
L’incommensurable Babel !
L’envie à leur ombre ricane.
Ces demi-dieux signent leur nom,
Bramante sur la Vaticane,
Phidias sur le Parthénon ;
Sur Jésus dans sa crèche blanche,
L’altier Buonarotti se penche
Comme un mage et comme un aïeul,
Et dans tes mains, ô Michel-Ange,
L’enfant devient spectre, et le lange
Est plus sombre que le linceul !
Chacun d’eux écrit un chapitre
Du rituel universel ;
Les uns sculptent le saint pupitre,
Les autres dorent le missel ;
Chacun fait son verset du psaume ;
Lysippe, debout sur l’Ithome,
Fait sa strophe en marbre serein,
Rembrandt à l’ardente paupière,
En toile, Primatice en pierre,
Job en fumier, Dante en airain.
Et toutes ces strophes ensembles
Chantent l’être et montent à Dieu ;
L’une adore et luit, l’autre tremble ;
Toutes sont les griffons de feu ;
Toutes sont le cri des abîmes,
L’appel d’en bas, la voix des cimes,
Le frisson de notre lambeau,
L’hymne instinctif ou volontaire,
L’explication du mystère
Et l’ouverture du tombeau !
À nous qui ne vivons qu’une heure,
Elles font voir les profondeurs,
Et la misère intérieure,
Ciel, à côté de vos grandeurs !
L’homme, esprit captif, les écoute,
Pendant qu’en son cerveau le doute,
Bête aveugle aux lueurs d’en haut,
Pour y prendre l’âme indignée,
Suspend sa toile d’araignée
Au crâne, plafond du cachot.
Elles consolent, aiment, pleurent,
Et, mariant l’idée aux sens,
Ceux qui restent à ceux qui meurent,
Les grains de cendre aux grains d’encens,
Mêlant le sable aux pyramides,
Rendent en même temps humides,
Rappelant à l’un que tout fuit,
À l’autre sa splendeur première,
L’œil de l’astre dans la lumière,
Et l’œil du monstre dans la nuit !
II
Oui, c’est un prêtre que Socrate !
Oui, c’est un prêtre que Caton !
Quand Juvénal fuit Rome ingrate,
Nul sceptre ne vaut son bâton ;
Ce sont des prêtres, les Tyrtées,
Les Solons aux lois respectées,
Les Platons et les Raphaëls !
Fronts d’inspirés, d’esprits, d’arbitres !
Plus resplendissants que les mitres
Dans l’auréole des Noëls !
Vous voyez, fils de la nature,
Apparaître à votre flambeau
Des faces de lumière pure,
Larves du vrai, spectres du beau ;
Le mystère, en Grèce, en Chaldée,
Penseurs, grave à vos fronts l’idée
Et l’hiéroglyphe à vos murs ;
Et les Indes et les Égyptes
Dans les ténèbres de vos cryptes
S’enfoncent en porches obscurs !
Quand les cigognes du Caystre
S’envolent aux souffles des soirs ;
Quand la lune apparaît sinistre
Derrière les grands dômes noirs ;
Quand la trombe aux vagues s’appuie ;
Quand l’orage, l’horreur, la pluie,
Que tordent les bises d’hiver,
Répandent avec des huées
Toutes les larmes des nuées
Sur tous les sanglots de la mer ;
Quand dans les tombeaux les vents jouent
Avec les os des rois défunts ;
Quand les hautes herbes secouent
Leur chevelure de parfums ;
Quand sur nos deuils et sur nos fêtes
Toutes les cloches des tempêtes
Sonnent au suprême beffroi ;
Quand l’aube étale ses opales,
C’est pour ces contemplateurs pâles
Penchés dans l’éternel effroi !
Ils savent ce que le soir calme
Pense des morts qui vont partir ;
Et ce que préfère la palme,
Du conquérant ou du martyr ;
Ils entendent ce que murmure
La voile, la gerbe, l’armure,
Ce que dit, dans le mois joyeux
Des longs jours et des fleurs écloses,
La petite bouche des roses
À l’oreille immense des cieux.
Les vents, les flots, les cris sauvages,
L’azur, l’horreur du bois jauni,
Sont les formidables breuvages
De ces altérés d’infini ;
Ils ajoutent, rêveurs austères,
À leur âme tous les mystères,
Toute la matière à leurs sens ;
Ils s’enivrent de l’étendue ;
L’ombre est une coupe tendue
Où boivent ces sombres passants.
Comme ils regardent, ces messies !
Oh ! comme ils songent effarés !
Dans les ténèbres épaissies
Quels spectateurs démesurés !
Oh ! que de têtes stupéfaites !
Poëtes, apôtres, prophètes,
Méditant, parlant, écrivant,
Sous des suaires, sous des voiles,
Les plis des robes pleins d’étoiles,
Les barbes au gouffre du vent !
III
Savent-ils ce qu’ils font eux-mêmes,
Ces acteurs du drame profond ?
Savent-ils leur propre problème ?
Ils sont. Savent-ils ce qu’ils sont ?
Ils sortent du grand vestiaire
Où, pour s’habiller de matière,
Parfois l’ange même est venu.
Graves, tristes, joyeux, fantasques,
Ne sont-ils pas les sombres masques
De quelque prodige inconnu ?
La joie ou la douleur les farde ;
Ils projettent confusément,
Plus loin que la terre blafarde,
Leurs ombres sur le firmament ;
Leurs gestes étonnent l’abîme ;
Pendant qu’aux hommes, tourbe infime,
Ils parlent le langage humain,
Dans des profondeurs qu’on ignore,
Ils font surgir l’ombre ou l’aurore,
Chaque fois qu’ils lèvent la main.
Ils ont leur rôle ; ils ont leur forme ;
Ils vont, vêtus d’humanité,
Jouant la comédie énorme
De l’homme et de l’éternité ;
Ils tiennent la torche ou la coupe ;
Nous tremblerions si dans leur groupe,
Nous, troupeau, nous pénétrions !
Les astres d’or et la nuit sombre
Se font des questions dans l’ombre
Sur ces splendides histrions.
IV
Ah ! ce qu’ils font est l’œuvre auguste.
Ces histrions sont les héros !
Ils sont le vrai, le saint, le juste,
Apparaissant à nos barreaux.
Nous sentons, dans la nuit mortelle,
La cage en même temps que l’aile ;
Ils nous font espérer un peu ;
Ils sont lumière et nourriture ;
Ils donnent aux cœurs la pâture,
Ils émiettent aux âmes Dieu !
Devant notre race asservie
Le ciel se tait, et rien n’en sort.
Est-ce le rideau de la vie ?
Est-ce le voile de la mort ?
Ténèbres ! l’âme en vain s’élance
L’Inconnu garde le silence,
Et l’homme, qui se sent banni,
Ne sait s’il redoute ou s’il aime
Cette lividité suprême
De l’énigme et de l’infini.
Eux, ils parlent à ce mystère !
Ils interrogent l’éternel,
Ils appellent le solitaire,
Ils montent, ils frappent au ciel,
Disent : es-tu là ? dans la tombe,
Volent, pareils à la colombe
Offrant le rameau qu’elle tient,
Et leur voix est grave, humble ou tendre,
Et par moments on croit entendre
Le pas lourd de quelqu’un qui vient.
V
Nous vivons, debout à l’entrée
De la mort, gouffre illimité,
Nus, tremblants, la chair pénétrée
Du frisson de l’énormité ;
Nos morts sont dans cette marée ;
Nous entendons, foule égarée
Dont le vent souffle le flambeau,
Sans voir de voiles ni de rames,
Le bruit que font ces vagues d’âmes
Sous la falaise du tombeau.
Nous regardons la noire écume,
L’aspect hideux, le fond bruni ;
Nous regardons la nuit, la brume,
L’onde du sépulcre infini ;
Comme un oiseau de mer effleure
La haute rive où gronde et pleure
L’océan plein de Jéhovah,
De temps en temps, blanc et sublime
Par-dessus le mur de l’abîme
Un ange paraît et s’en va.
Quelquefois une plume tombe
De l’aile où l’ange se berçait ;
Retourne-t-elle dans la tombe ?
Que devient-elle ? On ne le sait.
Se mêle-t-elle à notre fange ?
Et qu’a donc crié cet archange ?
A-t-il dit non ? a-t-il dit oui ?
Et la foule cherche, accourue,
En bas la plume disparue,
En haut l’archange évanoui !
Puis, après qu’ont fui comme un rêve
Bien des cœurs morts, bien des yeux clos,
Après qu’on a vu sur la grève
Passer des flots, des flots, des flots,
Dans quelque grotte fatidique,
Sous un doigt de feu qui l’indique,
On trouve un homme surhumain
Traçant des lettres enflammées
Sur un livre plein de fumées,
La plume de l’ange à la main !
Il songe, il calcule, il soupire,
Son poing puissant sous son menton ;
Et l’homme dit : Je suis Shakspeare.
Et l’homme dit : Je suis Newton.
L’homme dit : Je suis Ptolémée ;
Et dans sa grande main fermée
Il tient le globe de la nuit.
L’homme dit : Je suis Zoroastre ;
Et son sourcil abrite un astre,
Et sous son crâne un ciel bleuit !
VI
Oui, grâce aux penseurs, à ces sages,
À ces fous qui disent : Je vois !
Les ténèbres sont des visages,
Le silence s’emplit de voix !
L’homme, comme âme, en Dieu palpite,
Et, comme être, se précipite
Dans le progrès audacieux ;
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Quand l’empire romain tomba désespéré,
– Car, ô Rome, l’abîme ou Carthage a sombré
Attendait que tu la suivisses! –
Quand, n’ayant rien en lui de grand qu’il n’eût brisé,
Ce monde agonisa, triste, ayant épuisé
Tous les Césars et tous les vices;
Quand il expira, vide et riche comme Tyr;
Tas d’esclaves ayant pour gloire de sentir
Le pied du maître sur leurs nuques;
Ivre de vin, de sang et d’or; continuant
Caton par Tigellin, l’astre par le néant,
Et les géants par les eunuques;
Ce fut un noir spectacle et dont on s’enfuyait.
Le pâle cénobite y songeait, inquiet,
Dans les antres visionnaires;
Et, pendant trois cents ans, dans l’ombre on entendit
Sur ce monde damné, sur ce festin maudit,
Un écroulement de tonnerres.
Et Luxure, Paresse, Envie, Orgie, Orgueil,
Avarice et Colère, au-dessus de ce deuil,
Planèrent avec des huées;
Et, comme des éclairs sous le plafond des soirs,
Les glaives monstrueux des sept archanges noirs
Flamboyèrent dans les nuées.
Juvénal, qui peignit ce gouffre universel,
Est statue aujourd’hui; la statue est de sel,
Seule sous le nocturne dôme;
Pas un arbre à ses pieds; pas d’herbe et de rameaux
Et dans son oeil sinistre on lit ces sombres mots:
Pour avoir regardé Sodôme.
Je rêvais dans un grand cimetière désert;
De mon âme et des morts j’écoutais le concert,
Parmi les fleurs de l’herbe et les croix de la tombe.
Dieu veut que ce qui naît sorte de ce qui tombe.
Et l’ombre m’emplissait.
Autour de moi, nombreux,
Gais, sans avoir souci de mon front ténébreux,
Dans ce champ, lit fatal de la sieste dernière,
Des moineaux francs faisaient l’école buissonnière.
C’était l’éternité que taquine l’instant.
Ils allaient et venaient, chantant, volant, sautant,
Égratignant la mort de leurs griffes pointues,
Lissant leur bec au nez lugubre des statues,
Becquetant les tombeaux, ces grains mystérieux.
Je pris ces tapageurs ailés au sérieux;
Je criai: — Paix aux morts! vous êtes des harpies.
— Nous sommes des moineaux, me dirent ces impies.
— Silence! allez-vous en! repris-je, peu clément.
Ils s’enfuirent; j’étais le plus fort. Seulement,
Un d’eux resta derrière, et, pour toute musique,
Dressa la queue, et dit: — Quel est ce vieux classique
Comme ils s’en allaient tous, furieux, maugréant,
Criant, et regardant de travers le géant,
Un houx noir qui songeait près d’une tombe, un sage,
M’arrêta brusquement par la manche au passage,
Et me dit: — Ces oiseaux sont dans leur fonction.
Laisse-les. Nous avons besoin de ce rayon.
Dieu les envoie. Ils font vivre le cimetière.
Homme, ils sont la gaîté de la nature entière;
Ils prennent son murmure au ruisseau, sa clarté
A l’astre, son sourire au matin enchanté;
Partout où rit un sage, ils lui prennent sa joie,
Et nous l’apportent; l’ombre en les voyant flamboie;
Ils emplissent leurs becs des cris des écoliers;
A travers l’homme et l’herbe, et l’onde, et les halliers,
Ils vont pillant la joie en l’univers immense.
Ils ont cette raison qui te semble démence.
Ils ont pitié de nous qui loin d’eux languissons;
Et, lorsqu’ils sont bien pleins de jeux et de chansons;
D’églogues, de baisers, de tous les commérages
Que les nids en avril font sous les verts ombrages,
Ils accourent, joyeux, charmants, légers, bruyants,
Nous jeter tout cela dans nos trous effrayants;
Et viennent, des palais, des bois, de la chaumière,
Vider dans notre nuit toute cette lumière!
Quand mai nous les ramène, ô songeur, nous disons:
— Les voilà!- tout s’émeut, pierres, tertres, gazons;
Le moindre arbrisseau parle, et l’herbe est en extase;
Le saule pleureur chante en achevant sa phrase;
Ils confessent les ifs, devenus babillards;
Ils jasent de la vie avec les corbillards;
Des linceuls trop pompeux ils décrochent l’agrafe;
Ils se moquent du marbre; ils savent l’orthographe;
Et, moi qui suis ici le vieux chardon boudeur,
Devant qui le mensonge étale sa laideur,
Et ne se gène pas, me traitant comme un hôte,
Je trouve juste, ami, qu’en lisant à voix haute
L’épitaphe où le mort est toujours bon et beau,
Ils fassent éclater de rire le tombeau.