La Petite Chèvre de M. Seguin
Ah !qu'elle était jolie, la petite chèvre de M. Séguin ! qu'elle était jolie, avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs qui lui faisaient une houppelande ! - et puis, docile, caressante, se laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans l'écuelle. Un amour de petite chèvre...
Il l'attacha à un pieu, au plus bel endroit du pré, en ayant soin de lui laisser beaucoup de corde, et de temps en temps, il venait voir si elle était bien. La chèvre se trouvait très heureuse et broutait l'herbe de si bon coeur que M. Séguin était ravi............
.........Un jour, elle se dit en regardant la montagne :
— Comme on doit être bien là-haut ! Quel plaisir de gambader dans la bruyère, sans cette maudite longe qui vous écorche le cou !... C'est bon pour l'âne ou pour le boeuf de brouter dans un clos !... Les chèvres, il leur faut du large. ...............
......................Un matin, comme il achevait de la traire, la chèvre se retourna et lui dit dans son patois :
— Écoutez, monsieur Séguin, je me languis chez vous, laissez-moi aller dans la montagne.
— Ah ! mon Dieu !... Elle aussi ! cria M. Séguin stupéfait, et du coup il laissa tomber son écuelle ; puis, s'asseyant dans l'herbe à côté de sa chèvre :Comment, Blanquette, tu veux me quitter !!!.............
....Je veux aller dans la montagne, monsieur Séguin.
— Mais, malheureuse, tu ne sais pas qu'il y a le loup dans la montagne... Que feras-tu quand il viendra ?...
— Je lui donnerai des coups de cornes, monsieur Séguin......
....Là-dessus, M. Séguin emporta la chèvre dans une étable toute noire, dont il ferma la porte à double tour.
Malheureusement, il avait oublié la fenêtre et à peine eut-il le dos tourné, que la petite s'en alla......
......... Quand la chèvre blanche arriva dans la montagne, ce fut un ravissement général. Jamais les vieux sapins n'avaient rien vu d'aussi joli. On la reçut comme une petite reine. Les châtaigniers se baissaient jusqu'à terre pour la caresser du bout de leurs branches. Les genêts d'or s'ouvraient sur son passage, et sentaient bon tant qu'ils pouvaient. Toute la montagne lui fit fête. .....
... c'est là qu'il y avait de l'herbe ! jusque par dessus les cornes !... Et quelle herbe ! Savoureuse, fine, dentelée, faite de mille plantes... C'était bien autre chose que le gazon du clos. Et les fleurs donc !... De grandes campanules bleues, des digitales de pourpre à longs calices, toute une forêt de fleurs sauvages débordant de sucs capiteux !...
La chèvre blanche à moitié soûle se vautrait là-dedans, les jambes en l'air, et roulait le long des talus, pêle-mêle avec les feuilles tombées et les châtaignes... Puis tout à coup elle se redressait d'un bond sur ses pattes. Hop ! la voilà partie, la tête en avant, à travers les maquis et les buissières, tantôt sur un pic, tantôt au fond d'un ravin, là-haut, en bas, partout...
..........Elle franchissait d'un saut de grands torrents qui l'éclaboussaient au passage de poussière humide et d'écume.
Alors, toute ruisselante, elle allait s'étendre sur quelque roche plate et se faisait sécher par le soleil......
............ En somme, ce fut une bonne journée pour la chèvre de M. Séguin. Vers le milieu du jour, en courant de droite et de gauche, elle tomba dans une troupe de chamois en train de croquer une lambrusque à belles dents. Notre petite coureuse en robe blanche fit sensation.......
.......En bas, les champs étaient noyés de brume. Le clos de M. Séguin disparaissait dans le brouillard, et de la maisonnette on ne voyait plus que le toit avec un peu de fumée. Elle écouta les clochettes d'un troupeau qu'on ramenait, et se sentit l'âme toute triste.....
........Puis ce fut un hurlement dans la montagne :
— Hou ! hou !
Elle pensa au loup ; de tout le jour la folle n'y avait pas pensé... Au même moment une trompe sonna bien loin dans la vallée. C'était ce bon M. Séguin qui tentait un dernier effort.
— Hou ! hou !... faisait le loup.
— Reviens ! reviens !... criait la trompe.
Blanquette eut envie de revenir ; mais en se rappelant le pieu, la corde, la haie du clos, elle pensa que maintenant elle ne pouvait plus se faire à cette vie, et qu'il valait mieux rester.......
......... La chèvre entendit derrière elle un bruit de feuilles.
Elle se retourna et vit dans l'ombre deux oreilles courtes, toutes droites, avec deux yeux qui reluisaient...
C'était le loup.......
.....Blanquette se sentit perdue...
...... Alors le monstre s'avança, et les petites cornes entrèrent en danse.
Ah ! la brave chevrette, comme elle y allait de bon coeur ! Plus de dix fois..elle força le loup à reculer pour reprendre haleine. Pendant ces trêves d'une minute, la gourmande cueillait en hâte encore un brin de sa chère herbe ; puis elle retournait au combat, la bouche pleine... Cela dura toute la nuit. ......
............L'une après l'autre, les étoiles s'éteignirent. Blanquette redoubla de coups de cornes, le loup de coups de dents...
— Enfin ! dit la pauvre bête, qui n'attendait plus que le jour pour mourir ; et elle s'allongea par terre dans sa belle fourrure blanche toute tachée de sang...
Alors le loup se jeta sur la petite chèvre et la mangea.
Alphonse Daudet (Lettres de mon moulin)
avec quelques coupures
cela me rappel mon enfance !!!! que c'est beau !!! merci ce tout cœur
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