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Date de création : 27.11.2008
Dernière mise à jour :
08.02.2013
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Appelons cela le syndrome de la tour de Pise. Une fièvre architecturale qui agite les méninges depuis des décennies et donne le vertige. Une folle épidémie qui échafaude des plans de sauvetage en cascade. Quand elle ne relève pas de l’acharnement thérapeutique. Bâtisseurs confirmés ou doux dingues, techniciens pointilleux ou rêveurs éveillés, combien sont-ils à s’être penchés au chevet du campanile toscan, qui a commencé à piquer du nez quelques années après la pose de la première pierre en 1173 ? Des milliers. Pour le pire et pour le rire, plus rarement le meilleur. «Si vous aimez les projets fous, vous n’allez pas être déçus, prévient, goguenard, le médiéviste Piero Pierotti, le meilleur connaisseur de l’histoire de la tour. Car ici, les folies n’ont pas vraiment manqué.»
Prenez le Sud-Africain Ron Middleton. Il proposait, il y a quelques années, l’érection d’une gigantesque vis métallique en forme d’escalier qui viendrait en appui du monument et faciliterait sa visite. Dwight Clark, un jeune Américain du Vermont, ne manque pas de souffle non plus : la tour est arrimée par un câble d’acier à un immense dirigeable. Gonflé. Avec des croquis ciselés, le Japonais Otani posait la tour sur de nouvelles fondations sur l’eau, non sans avoir fait verser 1 000 tonnes de sable sur son pourtour. Hara-kiri architectural assuré. Magritte y est même allé de son pinceau. Sur deux toiles des années 50, le surréaliste belge a peint une plume et une cuillère à l’aplomb du campanile.
Vous croyez les Italiens immunisés contre le mal du sauvetage en pierre ? Que nenni ! Bien avant l’heure de Photoshop, un Génois dupliquait la tour et reliait les jumelles au sommet par une passerelle à la mode Eiffel. L’architecte milanais Giancarlo Carcano était bien plus interventionniste. Il faisait couler à l’intérieur du monument un tube en ciment, qui se prolongeait dans le sous-sol pour s’arrimer à un bulbe en béton enchâssé dans une armature métallique en cône. Giancarlo Bettinelli a, lui, pris le soin de réaliser une grande maquette. La tour est appuyée à un vaste tuteur posé sur un bras articulé qui roule sur des rails et redresse le monument. Quant à l’ingénieur Gustavo Colonnetti, un «fou» aux yeux de certains historiens, il projetait sérieusement de scinder la base de la tour avec un immense levier posé sur un vérin.
un édifice peu droit dans sa botte
N’en jetez plus ! On s’incline devant tant de trouvailles pour stabiliser une tour peu droite dans sa botte. Des milliers d’autres plans de bretelles, corsets et béquilles en tout genre s’enchevêtrent avec des plans d’aimantation, de soulèvements et d’électrification du terrain. Le tout s’empile dans les archives de l’Opera della Primaziale, l’organisme qui gère la tour. Où l’on s’aperçoit que le bon sens glisse vite dans le délire. Galilée, qui aurait expérimenté la chute des corps depuis le campanile toscan, y serait pris de vertige. Depuis le début des années 60, les projets affluent de toutes les régions du monde. A cette époque, un concours international est lancé pour stabiliser la tour. L’édifice sombre alors lentement mais sûrement vers le sud : un peu plus d’un millimètre à l’année. L’inclinaison n’a jamais cessé depuis le XIIIe siècle. Le 15 mars 1298, un notaire avait même été dépêché au pied du monument pour l’officialiser.
Entamés le 9 août 1173, les travaux de construction se sont étalés en trois phases sur près de deux cents ans, entrecoupés de crises politiques, de guerres et d’autant de chantiers concurrents. «Finalement, cela a été une chance. Si la tour avait été bâtie plus vite, elle se serait effondrée. La construction a progressivement modifié les caractéristiques du terrain», analyse Giuseppe Bentivoglio, le directeur technique de l’Opera della Primaziale. Au fur et à mesure, le sol s’est comprimé pour finalement supporter une charge de 14 500 tonnes. Au sud, la tour s’est tout de même enfoncée de plus de deux mètres dans le sable et l’argile ! «Heureusement, les fondations n’étaient pas profondes, ajoute Bentivoglio. Car les couches souterraines à partir de 10 mètres sont bien moins consistantes. Elles n’auraient pas résisté.»
Les architectes Di Simone et Di Andrea, qui ont succédé à Pisano, ont bien tenté durant la construction de corriger l’inclinaison de la tour avec des pierres plus hautes sur le côté nord. En vain. Le monument de 58,36 mètres, achevé en 1370, se courbe comme une «banane». Restons dans le registre agricole, puisque bientôt, la grande dame sera victime de «l’effet tournesol» : sous l’effet du soleil, elle se vrille légèrement d’est en ouest. «Comme un bateau en mer, elle navigue et oscille, s’amuse Pierotti. N’oublions pas qu’elle a été construite par des Pisans qui restent des hommes de la mer.»
Pierotti avait prévenu : «Les folies n’ont pas manqué». Face aux redresseurs de tour, l’historien de l’art, aujourd’hui à la retraite, se pose en redresseur de torts. Il a passé des années à étudier le campanile toscan. A listé les opérations tentées sur la tour. A classé les rapports pondus par les dix-huit commissions d’experts qui pendant près de huit cents ans ont tenté de trouver LA solution. Il aura fallu attendre 2001 pour y parvenir. Pierotti est arrivé à la conclusion que l’homme est un loup pour la tour : trop d’interventions, trop d’experts qui «débarquaient avec leurs idées préfabriquées et pensaient que tout était calculable»,trop de milliards de lires et trop d’indécisions.
Gianluca De Felice opine du chef. Le secrétaire général de l’Opera della Primazialepointe un mal «très italien», les «mille commissions qui rassemblent plein de gens et se réunissent sans fin pour finalement ne rien décider». Quand elles ne se caricaturent pas. Dans les années 90, un Napolitain va jusqu’à conjurer le mauvais sort en public, car treize membres siégeaient à la 17e commission, deux chiffres porte-malheur aux yeux des Italiens.
A cette époque, la tour malade a vu défiler à ses pieds bon nombre de géotechniciens, d’hydrauliciens, de structuristes et de yaqu’aturistes. Seuls ou presque manquent à l’appel les mages, les cartomanciennes et le professeur Tournesol.
Certains se sont précipités avec des airs affairés. Alessandro Gherardesca se pique ainsi d’embellir la tour et de trouver une issue à l’inclinaison. En 1838, l’architecte entame des travaux pour nettoyer son pourtour. Creuse, déblaye, dépose un mur et une balustrade afin de reconstruire le bassin au pied du monument. Et déséquilibre tout : l’embellissement se traduit par un mouvement des eaux souterraines qui refont surface. En 1911, le campanile affiche un écart de 4,22 mètres en surplomb de la septième corniche. Les infiltrations d’eau inondent les esprits des experts. De 1918 à 1923, la tour cède 4,5 millimètres, contre 3 entre 1911 et 1918. Il faut agir : stabiliser les fondations et imperméabiliser le bassin circulaire.
une gigue endiablée
En plein redressement politique et moral, l’Italie fasciste ne peut se résoudre à un déclin inexorable de la tour. En février 1934, 361 trous sont forés dans le sous-sol, créant un vide de presque 3 m3. Dedans, 92,8 tonnes de ciment liquide sont déversées. «C’est comme si on avait mis du savon sous les chaussures d’un équilibriste», explique Pierotti. La tour entame une gigue endiablée du sud au nord, d’ouest en est. Mais elle tient et fait montre d’une certaine élasticité. Après tout, elle a déjà supporté la foudre en 1797 et un tremblement de terre en 1846.
Une fois encore l’alarme vient d’ailleurs. Une fois encore, les redresseurs de tour se soulèvent. Cette fois, le monument toscan risque gros. Le 17 mars 1989, quatre personnes sont tuées dans l’effondrement de la tour Civique à Pavie (Italie du Nord). A Pise, c’est le branle-bas. La tour est fermée au public le 7 janvier 1990. En urgence, 640 tonnes de plomb sont placées au pied du monument, dans la partie nord. Miracle ! La vieille dame se redresse et récupère 2,5 centimètres au cours de l’hiver 1994. C’est le calme avant la tempête. Les ingénieurs songent maintenant à ancrer la tour à 50 mètres sous terre, grâce à des câbles. Ils débarrassent le sous-sol des tubes et ciments de 1934. Et pour éviter que les eaux souterraines n’envahissent le chantier, le sol est congelé à l’azote liquide. La «banane», déjà victime de «l’effet tournesol» mais capable de danser sans barguigner, entame à 800 et quelques ans une carrière de Frigidaire. Ou comment la thérapie menace la malade.
Le désastre est proche. La tour perd en un jour ce qu’elle abandonne d’habitude en un an ! Les sonnettes d’alarme retentissent dans la nuit du 7 au 8 septembre 1995. A la va-vite, on ajoute 235 tonnes de plomb sur le versant nord. Et comme cela ne suffit pas, on entasse tout ce que l’on trouve sur le chantier pour faire contrepoids : les gravats retirés du sous-sol et même la grue ! John Burland, l’un des protagonistes des travaux, parlera de «Septembre noir». «On a compris que la tour n’appréciait guère les lourdes interventions», conclut aujourd’hui le directeur technique, Giuseppe Bentivoglio. Qui toutefois n’arrive «pas vraiment à expliquer comment elle tient debout. C’est peut-être pour cela qu’elle trône sur la place des Miracles».