Un préfet de police devait-il dire ça ? Le préfet de police de Paris, Didier Lallement, a été filmé par une caméra de BFMTV, dimanche 17 novembre, en train de répliquer à une femme se disant "gilet jaune" : "Eh bien, nous ne sommes pas dans le même camp, madame." Le haut fonctionnaire se trouvait alors place d'Italie, au lendemain des violences survenues lors de la manifestation des "gilets jaunes" à l'occasion du premier anniversaire de leur mouvement.
De nombreux internautes se sont indignés d'une telle réponse. Le député La France insoumise Alexis Corbière a dénoncé sur Twitter des propos "intolérables", mais "révélateurs" d'un préfet "militant" qui n'est pas "au service de l'intérêt général" et qui doit donc "être remplacé". Certains ont même argué que Didier Lallement n'avait pas respecté le code de déontologie de la police nationale qui impose aux policiers un "devoir de réserve". "Le policier est tenu à l'obligation de neutralité, y est-il écrit. Il s'abstient, dans l'exercice de ses fonctions, de toute expression ou manifestation de ses convictions religieuses, politiques ou philosophiques." Alors, vrai ou "fake" ?
Le préfet "parle du camp des casseurs" L'entourage du préfet de police de Paris assure à franceinfo que Didier Lallement parlait "du camp des casseurs et pas de celui des 'gilets jaunes'" et explique que les images ne sont "pas contextualisées". Cet entourage précise ainsi que la séquence a été filmée juste après un instant de recueillement de Didier Lallement devant la stèle en hommage au maréchal Juin.
Mais la question demeure : un préfet a-t-il le droit de faire ce genre de déclaration ? Oui, répondent les experts interrogés par franceinfo. "Il y a une confusion qui est faite dans les termes, commente Nicolas Hervieu, juriste spécialiste du droit public. En dépit du nom de sa fonction et du port de l'uniforme, le préfet de police n'est pas un policier, c'est un préfet." Et le code de déontologie invoqué pour lui reprocher sa sortie est celui qui s'applique à la police nationale.
"Le préfet de police n'appartient pas à la police nationale, il appartient au corps préfectoral", confirme Serge Slama, professeur de droit public à l'université Grenoble Alpes. Par conséquent, Didier Lallement "n'est pas concerné par ce code de déontologie", tranche Nicolas Kada, lui aussi professeur de droit public à l'université Grenoble Alpes.
Une obligation de "loyalisme" au gouvernement Toutefois, Didier Lallement "reste un agent public", oppose Thibaud Mulier, maître de conférences en droit public à l'université Paris Nanterre. Et s'il "bénéficie d'une liberté d'opinion", il est bien "astreint à un devoir de réserve" car "il est un représentant de l'Etat, qui plus est lié à l'usage de la force publique". Et ce devoir de réserve l'engage "à ne pas manifester son opinion ou avoir un comportement de nature à porter atteinte à l'image et à la considération du service public, ici de la sécurité publique et du maintien de l'ordre", liste l'universitaire.
Mais le préfet n'est pas un agent public comme les autres. Il "exerce une fonction politique éminemment sensible : il est très dépendant de l'exécutif et met clairement en place la politique qu'il décide", analyse Thibaud Mulier. "Sa situation est d'ailleurs précaire, puisque sa fonction est à la discrétion du gouvernement et du président de la République, en raison de sa nomination en Conseil des ministres. Les préfets disent d'ailleurs souvent qu'ils sont préfets jusqu'au prochain Conseil des ministres. En ce sens, on peut supposer que le préfet de police doit quasiment faire preuve de 'loyalisme'."
Quand un préfet s'exprime publiquement, il est la voix de l'Etat mais aussi celle du gouvernement. Le préfet peut donc s'exprimer librement, dès lors qu'il est sur la ligne politique du gouvernement.Serge Slama, professeur de droit publicà franceinfo
Son devoir de réserve est par conséquent "très allégé", souligne Nicolas Hervieu. Cela le place toutefois "dans une situation délicate", relève Nicolas Kada.
"Son autorité hiérarchique, soit le ministère de l'Intérieur, doit évaluer s'il y a un manquement à son obligation de réserve", note Thibaud Mulier. Pas sûr cependant que Christophe Castaner – qui a vanté ce "préfet qui a de la poigne" après sa nomination, comme le rappelle Le Figaro – soit très enclin à faire cette analyse. Mais "le juge administratif peut opérer un contrôle. D'ailleurs, sa jurisprudence montre qu'il est bien plus rigoureux à l'égard de l'obligation de réserve pour des fonctions importantes, comme le préfet."
"Un préfet ne devrait pas dire ça" "S'il dit qu'il n'est pas dans le même camp que les casseurs, il est sur la même ligne que le gouvernement. Il n'y a donc pas de violation du devoir de réserve", juge Serge Slama, qui ajoute néanmoins : "A mon avis, un préfet ne devrait pas dire ça." "J'aurais tendance à penser qu'il a manqué de discernement en s'exprimant ainsi devant des caméras, mais il n'a pas à proprement parler violé son devoir de réserve", confirme Nicolas Kada. "Ce n'était sans doute pas opportun mais, juridiquement, on peut difficilement lui reprocher quoi que ce soit", approuve Nicolas Hervieu.
"C'est une fausse polémique" qui s'appuie sur "une citation un peu hasardeuse d'un code juridique", poursuit le juriste. "Cette polémique, quand bien même serait-elle maladroitement posée, peut donc au moins avoir une utilité pour conduire les pouvoirs publics à clarifier leur position, estime Thibaud Mulier. Quoi qu'il en soit, la phrase est malheureuse, car elle n'aide pas à apaiser, à un moment où le préfet se sait d'ailleurs filmé."