Les riches à la maison, les pauvres envoyés au front ? Le sentiment d'injustice monte chez les non-confinés
GUERRE DES MONDES ? - Avec les mesures de confinement, se dessinent deux réalités pour les travailleurs : ceux qui peuvent se préserver, en télétravail, et ceux qui sont sur le terrain. Avec parfois, le sentiment d'y risquer leur santé.
18 mars 21:20 - Sibylle LAURENT
"Quarantaine à deux vitesses : repos et loisirs pour les uns, précarité et risque sanitaire pour les autres." "Le confinement, c’est pour les riches." "On est 300 à bosser sur le site et les cadres sont en télétravail. Nous, qu’on se mette en danger, tout le monde s’en fout." Les riches à l’abri, les pauvres au turbin ? Les aisés, en télétravail depuis leur maison secondaire du bord de mer, les précaires à l’usine ? La formule est caricaturale, mais illustre ce sentiment diffus qui pointe, depuis quelques jours, chez certains travailleurs de terrain : deux salles, deux ambiances. Ou plutôt, deux poids, deux mesures.
Car si Bruno Le Maire a appelé ce mardi, sur BFMTV, "tous les salariés des entreprises qui sont encore ouvertes, des activités qui sont indispensables au fonctionnement du pays, à se rendre sur leurs lieux de travail", pointe parfois, chez ceux qui sont mobilisés sur le terrain, l'impression d’être "envoyé au front", dans les usines, les bureaux, pour faire tourner la machine, et s’exposer, pendant que les autres, les confinés, préservent, au chaud et en télétravail, leur santé. Et tout ça pour très peu de reconnaissance.
Ils sont caissiers, ouvriers, préparateur de commandes, logisticien, travaillent dans les transports, le commerce, ce sont les invisibles, ceux qui travaillent dans les tréfonds des usines, ceux qui ont les mains dans le cambouis. D'après le ministère du Travail, c'est un peu plus de quatre emplois sur dix qui peuvent être exercés à distance. Mais dans la conjoncture actuelle, les remarques fusent : "On ne peut pas aller voir la grand-mère, ni la famille, mais par contre, vous pouvez aller bosser. Et empilés les uns sur les autres", dit un salarié. Lâchés seuls en première ligne ? L’incompréhension monte. Le sentiment d’injustice aussi. Tout ça prépare la colère, car ils se sentent en danger.
A la RATP, c’est un salarié affecté au Poste de manœuvre local, qui dit : "Nous sommes déjà 7 et j'ai déjà croisé plus de 15 collègues ! Je ne suis pas en train de dire que je refuse de travailler, je souhaite et j'exige des précautions pour nous protéger." A La Poste, c'est une employée qui travaille sur un site logistique, mêlant facteurs, colis et courriers, qui raconte l’inquiétude, et même la frayeur, qui s’insinue, peu à peu. "Un agent a signalé que son enfant avait 40 de fièvre et une toux, et que lui-même commençait à tousser. Il a demandé au chef de se mettre lui-même en quarantaine, il n’a pas voulu", nous confie-t-elle. "Donc, nous avons un cas possiblement porteur du virus avec nous. Un autre agent, dont la femme est suspectée de coronavirus, a été mis en quarantaine, mais personne au bureau n'est au courant, à part quelques-uns. Dans un bureau voisin, ils ont laissé partir une factrice avec de la fièvre en tournée."
En vérité nous sommes juste résignés à attendre la maladie- Une factrice
La Poste se veut rassurante : "Nous nous adaptons un peu tous les jours", indique-t-on à LCI, en insistant sur l'attention portée aux règles d'hygiène : "Seuls 1600 bureaux sont ouverts sur 7700 en France, nous faisons tourner les équipes avec certaines qui restent chez elles, pour ne pas exposer tout le monde. Et pour les 80% de facteurs qui continuent les tournées le matin, tout est fait pour qu'ils aient le moins de contacts possible: on ne fait plus signer sur les smartphones, on va se laver les mains chez les buralistes. Mais notre rôle est aussi de rassurer la population, il est hyper important."
Depuis le terrain, la factrice tique : "La seule consigne que nous avons est de ne pas faire signer les clients sur nos téléphones, raconte-t-elle. "Pour le reste, c'est comme si de rien n'était : nous n'avons pas de mètre de sécurité car c'est impossible à appliquer, nous continuons le tri côte-à-côte." Elle a bien reçu des gels hydroalcoolique, la semaine dernière, "mais en tournée il est impossible de s'en servir toutes les demi-heures où dès que l'on touche une lettre ou un colis" : "Nous n'avons aucun gant ni masque, on nous dit que le masque n'est pas obligatoire. Les voitures sont partagées et non désinfectées, nous sommes ensemble 6 jours sur 7 sans protection, nous touchons les sonnettes, les portes... " Elle est désabusée : "Nos chefs s'en fichent royalement, les syndicats nous disent que nous ne pouvons pas appliquer le droit de retrait car toutes les mesures de sécurité sont prises... Du gel hydroalcoolique !" Elle en rit jaune, vert, bleu, elle en grince : "En vérité nous sommes juste résignés à attendre la maladie", reprend-elle. "Et pourtant, j'aime mon travail. Ils sont en train de nous dégoûter. Je suis tellement déçue."
C'est une dinguerie ce qu’il se passe. Les salariés vont bosser la boule au ventre- Laurent Degousée, de Sud Commerce
Reste ce sentiment d’être envoyé au casse-pipe que perçoivent bien les syndicats, qui relaient depuis quelques jours ces inquiétudes. Que des commerces doivent ouvrir ? Aucun problème, c’est une évidence, pour Laurent Degousée, co-délégué de la fédération Sud-Commerces. "Je ne remets évidemment pas en cause le fait que, de Franprix à Carrefour, il faut que ce soit ouvert", explique le syndicaliste à LCI. "Mais les salariés travaillent dans des situation indigentes, malgré des mesures de protection extrêmement simples à mettre en œuvre." "C'est une situation d'incurie, avec impréparation complète du côté des employeurs et du gouvernement", pointe-t-il. "En première ligne, on a le service public et les soignants, mais aussi 700.000 salariés de la distribution alimentaire. Et c'est une dinguerie ce qu’il se passe. Les salariés vont bosser la boule au ventre."
Le syndicaliste raconte pèle-mêle les témoignages qu’il n’arrête plus de recevoir : "Cela va des gens qui n’ont pas de gants, à ceux qui en ont, mais des gants pour le pain qui se déchirent au bout de dix minutes, à ceux qui n’ont pas de masques, parce qu’on leur dit que c’est anxiogène. Ce sont encore des salariés qui doivent s’acheter eux-mêmes le gel hydroalcoolique. Et ceux qui, quand ils en ont, ils ne disposent pas de temps de pause pour se laver les mains." Il pointe aussi le non-respect des distances de sécurité, le fait qu'il n'y ait pas toujours d’agents de sécurité – alors que certains magasins ont vécu des incidents parfois violents... Ce sont, aussi des vitres de protection boutiquées avec du plastique et des films alimentaires... "Mais avant de vouloir fabriquer des vitres en plexiglas, donnez donc d’abord des gants !" martèle-t-il.
Ce qui entretient encore plus particulièrement le sentiment d’injustice, c’est qu’on "laisse ouvrir des activités qui devraient être fermées", souligne Laurent Degousée. "Le 14 mars, on a un arrêté qui indique la fermeture des commerces non utiles. Le 15, un autre arrêté liste les exceptions : les magasins de vapotage ont le droit d’être ouvert, la jardinerie, animalerie, la téléphonie mobile… On se moque de qui ?" Qu’est-ce qui est utile, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Pour certains salariés ou travailleurs, la réponse est toute trouvée : ils sont sacrifiés pour des besoins non-utiles. Les livreurs de plateformes se considèrent ainsi comme des "travailleurs sacrifiables pour du récréatif".
La colère des salariés de terrain
Certains sites de production font face à une grogne des équipes, depuis quelques jours. Comme La Redoute, à Wattrelos dans le Nord où, explique 20 minutes Lille, 20 salariés ont débrayé mardi matin ; ou encore Amazon, particulièrement dans le collimateur des syndicats. Laurent Degousée y va à la sulfateuse pour "dénoncer l’attitude criminelle de la direction" : "La seule chose qu’ils ont, dans les entrepôts, ce sont des gants. Les mêmes qu’en temps normal, contre les coupures. Le respect de la distance minimale de sécurité, le fait de pouvoir se laver les mains, il n’y a rien. La seule mesure forte, c’est, à la cantine, de laisser un siège à côté de soi !"
De son côté, Amazon assure que la sécurité des personnels est "la priorité absolue", et souhaite aussi "pouvoir continuer à livrer les clients les plus touchés, dont beaucoup n'ont aucun autre moyen d'obtenir des produits essentiels." Et rappelle les mesures prises : nettoyage de tous les installations, désinfection des postes au début et à la fin des shifts, l’aménagement des lieux de travail pour garder une "distance sociale", la mise en place de "pauses échelonnées" pour réduire le nombre de personnes dans les espaces de restauration.
Pas suffisant pour la CFDT Amazon electrics : "Pour la direction, tout va bien, il faut travailler, quelques lingettes par-ci par-là, un peu de gel hydroalcoolique. Mais nous sommes des centaines de personnes à nous croiser chaque jour sur ces sites logistiques." Et dénonce au passage des petits coups de pression : "Amazon en est à proposer des augmentations de salaire temporaires, jusqu'au 30 avril, pour faire venir les salariés. Les services RH Amazon menacent également les salariés faisant usage de leur droit de retrait." Or, les syndicats appellent ainsi à ce droit de retrait : "L'activité d'Amazon n'est pas essentielle à la nation, les godemichets et DVD attendront quelques semaines pour être livrés", indiquait la CFDT dans un communiqué. D'autant que l'inquiétude sourd : "Plusieurs salariés Amazon sont désormais confinés chez eux car malades et suspectés de coronavirus", indique la CFDT.
Et le droit de retrait ?
Ce droit de retrait, souvent invoqué par les syndicats, reste délicat dans la pratique. Il est en effet prévu par le Code du travail, et permet à tout salarié de quitter son poste s’il s’estime soumis à un "danger grave et imminent", et que son employeur ne le protège pas. La porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye, puis la ministre du travail Muriel Pénicaud, ont redit début mars que ce droit de retrait ne pouvait pas être invoqué dans le cas de l’épidémie en cours, si l'employeur a mis en place les précautions de sécurité sur le lieu de travail. Solliciter son droit de retrait dans ces conditions, c’est donc s'exposer sur le moment à une perte de salaire. Qui pourrait être invalidée par les Prud'hommes, mais dans de long mois. Ce qui rend beaucoup de salariés frileux, comme le raconte cet employé de la RATP : "J'ai milité auprès de mes collègues pour un droit de retrait afin de réclamer des mesures adéquates aux instructions données et également pour avoir des réponses aux questions qu'on se pose. Ils sont tous d'accord avec moi mais personne n'est prêt à exercer son droit !"
Dans certaines usines, le rapport de force se fait en faveur des ouvriers. Est-ce un effet de l’exemple italien, où des usines de tous secteurs se sont mises en grève la semaine dernière pour obtenir des règles de sécurité strictes et des protocoles de sécurité ? Quoi qu’il en soit, le constructeur automobile PSA a annoncé lundi qu’il fermait ses usines en Europe. Renault a stoppé l’usine de Douai dans la foulée. Chez Amazon, la mobilisation est lancée : selon les syndicats, environ 200 salariés du site de Douai (Nord) ont fait valoir mardi leur droit de retrait. Mercredi, ce sont 50% des CDI qui ont fait la même démarche ou étaient en débrayage à Montélimar (Drôme). En attendant, la CFDT prêche dorénavant pour une sorte grève du zèle... par l'hygiène, en appliquant les consignes à la lettre : 1 mètre entre chaque salarié, du gel hydroalcoolique à chaque changement de chariot, s’hydrater toutes les 15 minutes, et donc prévenir son manager qu’on va aux toilettes, nettoyer ses outils dès qu’ils changent… "Amazon veut qu'on vienne bosser, faisons-le sans penser productivité."