Près de 3 millions d’euros pour un hôtel particulier dans le très chic et très cher quartier de Saint-Germain-des-Prés. C’est la somme rondelette que la région Grand Est vient de débourser afin de s’offrir une "ambassade" à Paris. Il fallait au moins ça pour signifier au reste du monde que la nouvelle région, issue de la fusion de la Champagne-Ardenne, de la Lorraine et de l’Alsace, existe bien. Tous ceux qui redoutaient une dérive des coûts liés à ce big bang verront dans cette dépense somptuaire une confirmation de leurs craintes. Les autres doivent simplement se demander, comme cet internaute sur le site du journal des "Dernières Nouvelles d’Alsace", "si les très beaux espaces de travail de la Maison de l’Alsace située sur les Champs-Elysées n’étaient pas assez prestigieux".


Pas avares de promesses, les deux présidents successifs du conseil régional, Philippe Richert (jusqu’en 2017 ) et aujourd’hui Jean Rottner, avaient pourtant juré à leurs électeurs que ce mariage voulu par l’Etat en 2016 engendrerait 1 milliard d’économies d’ici à 2022. Et ce grâce à la mutualisation des achats, à la rationalisation des effectifs et des charges immobilières. En réalité, trois ans après la fusion, les compteurs s’affolent. Motifs ? Postes en doublon, hausse des frais de déplacement, harmonisation par le haut des salaires des fonctionnaires et des élus… "Les dépenses de fonctionnement ont fait un bond de 22,8% entre 2016 et 2018", critique ainsi le Club Perspectives alsaciennes, un think tank local, assez hostile à la fusion.

 

Bâtiments en doublons, frais de personnel en hausse... les dérives de la fusion

Les postes qui ont le plus dérapé ? Les frais généraux et de personnel. L’envolée des frais généraux s’explique d’abord par la dispersion des centres de décision. Aucun élu n’a voulu se lancer dans une rationalisation sûrement jugée dangereuse électoralement. Au nom de la proximité des élus avec les citoyens, il a donc été décidé de conserver… les trois anciens hôtels de région. Résultat ? Celui de Strasbourg accueille les réunions de la commission permanente du Conseil régional et les commissions thématiques, sauf… celle des finances, qui se réunit, elle, à Châlons-en-Champagne. Pour faire bonne mesure, les séances plénières se tiennent à Metz. Ce compromis baroque ménage les susceptibilités des élus et assure une meilleure répartition des emplois. Mais évidemment les frais liés à ce choix (et notamment ceux des transports), ont explosé : +51% en 2017 par rapport à 2015, à 3,2 millions d’euros selon le Club Perspectives alsaciennes. "A cela s’ajoute le coût caché bien plus important encore, correspondant au temps perdu dans les déplacements entre ces trois sites", analyse Jean-Philippe Atzenhoffer, enseignant en économie à l’Iseg de Strasbourg. Le déploiement récent de 12 agences territoriales pour assurer une meilleure proximité pourrait encore alourdir les frais immobiliers.


L’impact de la fusion a été encore plus fort en matière de rémunération des personnels. Pour des raisons d’équité et de préservation de la paix sociale, la nouvelle région a choisi l’alignement sur les dispositions les plus favorables des anciennes régions pour ses 7.400 agents titulaires ou contractuels. L’écart de rémunération d’un agent de lycée pouvait aller jusqu’à 70% entre la Lorraine et l’Alsace ! Evidemment, les dépenses indemnitaires dans le Grand Est ont décollé. La hausse a atteint 28,3% entre 2017 et 2018, battant le record des régions fusionnées en France (la moyenne s’établit à 11,9%) selon un rapport de la Cour des comptes publié fin septembre. Au total, cela représente une dépense supplémentaire de 18 millions d’euros par an. Seuls les cadres dirigeants récemment promus ou embauchés pourraient trouver motif à se plaindre, du fait de l’instauration d’un nouveau régime de primes légèrement moins favorable. Au total, la progression de la masse salariale s’est donc accélérée.

 

On attendait cependant de la fusion qu’elle génère des gains de productivité découlant d’une mutualisation des ressources humaines qui aurait pu permettre de ne pas renouveler tous les départs en retraite. Cela, c’est la théorie. Car, dans la pratique, "le nombre de fonctionnaires locaux a encore augmenté de 2% en 2016-2017. La région pourrait résorber plus vite les doublons résultant de la fusion en gelant les embauches", pointe Agnès Verdier-Molinié, de l’Ifrap. Pour sa défense, le Grand Est peut arguer qu’il a récupéré des compétences nouvelles dans les transports publics, ce qui peut justifier d’étoffer ses effectifs. Que plus de 60% des agents sont affectés à la restauration, à l’entretien et au nettoyage des lycées dispersés sur son territoire, ce qui complique la mutualisation.

 
Lutter contre l'absentéisme des agents

L’absentéisme, autre point noir traditionnel des collectivités territoriales, n’arrange rien. Sur ce critère, le Grand Est ne fait pas mieux qu’avant, et reste dans la (médiocre) moyenne : 31,3 jours d’absence par agent en 2016, contre seulement 23,2 pour la Bretagne, bon élève en matière de gestion des ressources humaines. Il se singularise cependant par l’ampleur de l’écart entre titulaires (36,6 jours d’absence) et contractuels (8,7). La région gagnerait à "mieux motiver ses agents et à externaliser certaines fonctions techniques des lycées", recommande l’Ifrap. Une prime de présentéisme de 200 euros a été mise en place. Un beau chantier pour la direction des ressources humaines, mais ce n’est pas le seul : "Les agents qui reviennent de maladie doivent patienter plusieurs mois, parfois jusqu’à un an, avant de retrouver un poste", remarque Pascal Koehler, secrétaire général CGT du conseil régional.

 

Quelles économies réalisées ?

Au chapitre des économies réalisées, le Grand Est plaide les gains obtenus auprès de la SNCF. La renégociation des conventions TER qui liaient celle-ci aux trois ex-régions s’est traduite par une facture ferroviaire réduite de 10 millions d’euros et la mise en place de trains supplémentaires. La région met également en avant une baisse des indemnités des élus (de 1,5 million), une économie de 664.000 euros liée à la baisse du nombre des membres du conseil économique, social et environnemental régional, une diminution des primes d'assurances sur les biens (-1 million), une diminution des loyers (2 millions par an), et annonce que la flotte de véhicules du conseil régional va rouler au bioéthanol, ce qui devrait entraîner "une baisse du budget carburant d'au moins 35%". Mais faites l'addition, cela ne compense pas encore les hausses de salaires...

Et les investissements ? Ils ont pâti, semble-t-il, de la fusion. "Alors que la région promettait de porter à 850 millions d'euros son budget d’investissement pour 2018, il a été ramené à 808,5 millions d'euros», regrette Jean-Philippe Atzenhoffer. Pendant ce temps, à périmètre égal de compétences, la dépense par habitant et par an a progressé de +15% à 331 euros en 2017, c'est-à-dire plus que la moyenne en métropole (+11% à 293 euros) selon l’Ifrap. Autant dire que tout le monde rêve de voir la prophétie du milliard d’économies s'accomplir !

 

L’Alsace : vers la sécession ?

Obsédé par l’exemple des grands et puissants Länder allemands (alors même qu’il en existe de petits), l’Etat jacobin a imposé ce modèle en métropole en ignorant les réalités culturelles, géographiques et économiques des territoires. L’Alsace a ressenti cette intégration comme un coup porté à sa singularité et s’estime noyée dans un Grand Est plus grand que la Belgique. Du coup, ses élus manœuvrent pour qu'elle retrouve de la visibilité et son identité. La fusion des départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin étant désormais actée, l’Etat lui a concédé un statut taillé sur mesure de "collectivité européenne", qui va lui donner des compétences supplémentaires spécifiques, dans le transfrontalier, les axes routiers majeurs et le tourisme. Reste à savoir si… l’Alsace ne va pas faire progressivement sécession pour reformer une région à part entière. Avec tous les coûts afférents à une nouvelle réorganisation. Selon un sondage datant de février dernier, 85% des Alsaciens sont pour un référendum sur la sortie de l’Alsace du Grand Est, et 66% se prononcent déjà pour le divorce…