De notre envoyé spécial à Tokyo,
Qu’on lui donne les clés de la ville et la chambre de l’empereur. Romain Cannone, rattrapé par le col au dernier moment pour monter dans l’avion, est le premier champion olympique tricolore de la quinzaine. « Pano », comme disent les copains, qui ne l’ont pas lâché de la journée malgré leurs déceptions personnelles. Yannick Borel, pas le moins bruyant, avait tout vu avant la demie : « Vu comment il tire aujourd’hui, il est capable de nous faire une Brice Guyart et de ramener le titre ».
Faire une Brice Guyart ? Sortir de nulle part pour étripailler la concurrence le jour béni. Un peu croyant sur les bords, Romain avait imaginé sa canonisation la veille lors d’une dernière prière : « Tout au long de la journée j’ai été très reconnaissant parce que je crois qu’on m’a écouté ». Et pas qu’un peu : les numéros 1,2 et 3 mondiaux à la benne. Pierre Guichaud, chef des équipes de France, en reste coi : « Je ne sais même pas s’il a été derrière une fois au score. Il a survolé la journée ».
« J’ai pris un plaisir incomparable » Allez, on a compté une touche de retard au milieu de la finale contre le Hongrois. Effacée avant qu’on ait le temps d’y penser. « Je ne me suis pas dit que rien ne pouvait m’arriver, mais c’est vrai que c’était facile de faire mon escrime, de tendre les pièges, de jouer avec l’autre », explique le jeune homme de 24 ans, bon joueur d’échec dans le civil. « J’ai pris un plaisir incomparable, je n’arrivais même pas à rester assis, parce que j’étais prêt à refaire un match. C’est bizarre à dire, j’étais prêt, je me disais " Qui est le prochain ? ". Je passais vraiment un bon moment, je ne voyais pas le temps filer ». Pas mal pour un type qui faisait le nombre à l’entraînement au début de la saison, avant de profiter de la suspension de Daniel Jérent pour intégrer le tableau individuel.
Les Américains peuvent avoir les glandes : Cannone a commencé l’escrime là-bas à 12 ans, emmené dans ses valises par des parents voyageurs. D’abord le Brésil, puis New-York, pour bosser dans le macaron. Trois boutiques aujourd’hui entre Brooklyn et Manhattan, et un bientôt une nouvelle gamme de biscuit couleur or olympique. Formé à l’école ukrainienne par Micha Mokretsov, le garçon au gabarit atypique montre rapidement son potentiel. Mais pas assez pour avoir la carte verte.
« Les Américains ne voulaient pas de moi. Je me suis dit " Ok, je retourne en France, je vais vous prouver que je vaux quelque chose ". Mais quoi exactement ? Ronan Gustin, copain de chambrée : « Il a été formé à faire une escrime de coups, fallait faire celui-là et pas un autre. Chez nous, il a dû apprendre que ça se construit ».
L’escrime champagne Dimanche, Gustin et les autres passent leur temps à lui rappeler : « Pars pas en milieu de piste, active, active, remets du rythme ». Rire de Cannone : « Ils savent que je vais faire des saucisses [des coups sans queue ni tête] alors ils sont là pour me rappeler à l’ordre ». Gustin lui colle même une trempe à l’échauffement avant sa demi-finale, histoire de remettre sur terre, si besoin. « Quand il est arrivé, on l’a tout de suite appelé " Pano ", pour Peter Pan, parce que Romain, c’est un grand enfant. Il était très naïf, il marchait à toutes nos blagues ».
Depuis, il a pris de la maturité, dans le groupe comme dans son escrime. Commentaire bien senti de Brice Guyart à l’antenne : « J’ai sorti naturellement cannonissime parce que ça fait tellement plaisir à voir de l’escrime comme ça, ce mélange entre l’instinct, et la vista, et en même temps un schéma tactique qui est décidé avant. Il est capable de toucher au pied puis celle d’après d’aller en haut, c’est assez déroutant pour un adversaire. C’est vraiment de l’escrime champagne ».
Et là, croyez moi ou non, il se trouve que Romain Cannone est ambassadeur d’une marque de champagne. La maison Gardet, qui l’a accueilli en alternance en 2017-2018 quand le futur champion olympique est rentré en France pour intégrer le Creps de Reims. Christophe Grieux a allumé la télé en vitesse quand le fumet de l’exploit est arrivé jusqu’à lui.
« On l’avait mis à la section commerciale à l’export, pour ses connexions aux Etats-Unis ». Alors ? « un garçon sérieux, assidu, avec des dossiers super bien bossés, très correct ». Et surtout très calme. « Quand je le vois à la télé, il y a un dédoublement de personnalité, plaisante le directeur d’entreprise. Chez nous, il n’avait rien de l’exubérance qu’on peut attendre d’un commercial, alors que sur la piste, il explose ».
Une équipe transcendée ? Un cri bestial, même, avant que Borel et compagnie ne viennent le porter en triomphe sur la piste du Makuhari Messe Hall de Tokyo. Pour l’arroser au champagne un peu plus tard au village, c’est aussi jouable. La Maison Gardet fournit un petit caviste de qualité à Tokyo, Liquor Mountain pour les intimes. Cannone se marre : « vous avez bien fait vos devoirs. J’irai peut-être en prendre une ou deux ». Fais-toi plaisir Romain, il y a le temps de décuver avant la compétition par équipes.